Après le Danube à vélo l'an passé, le géographe Emmanuel Ruben m'emmène en terres d'oliviers —publié en 2015, Jérusalem terrestre ressort en poche aujourd'hui —, la céleste Jérusalem au miroir des Territoires palestiniens, ou est-ce l'inverse, pour nous faire toucher du doigt les lignes de faille qui traversent les terres saintes. Une région sur le feu, prête à s'embraser à chaque poussée identitaire, à chaque colonisation. Si l'auteur n'a fait qu'y séjourner deux mois, il parvient néanmoins à habiter son écriture avec une telle force que les paysages vivent sous nos yeux, les tensions affleurent des pages pour vous saisir à la gorge et le "mur de protection", bien réel, finit par se dresser face à nous une fois le livre posé. On ressent physiquement ce quotidien de guerre latente. C'est édifiant de faire un tel livre sur un sujet aussi complexe et périlleux. C'est bien simple, je crois n'avoir jamais lu livre plus clair et plus limpide, à parfaite distance, sur le conflit entre Israël et la Palestine. Sans la docte froideur de l'universitaire et sans engagement trop partisan, le livre d'un humaniste géographe.
Emmanuel Ruben sait de quoi il parle. Il parle de ce qu'il voit, de ce qu'il sait et de ce qu'il a lu. Il croit ce qu'il voit. Il reformule ce qu'il croyait savoir après quelques jours sur place. L'auteur est d'une érudition extraordinaire sans jamais en faire des tonnes. Une culture au service de l'observation minutieuse des peurs, des relations, des fractures. Patient, attentif, habité par la curiosité du géographe, —qui est une manie sans doute —, il parle aux gens et recueille des témoignages, des anecdotes et des mythes, les filtre et les restitue sur le papier mieux qu'on ne saurait le faire, peut-être, à l'oral. Car l'écriture est déjà un filtre. Et comme Emmanuel Ruben est un excellent géographe, il va sur le terrain après avoir consulté et analysé les cartes, tentant de repérer dans le paysage ces lignes imaginaires qui n'existent finalement que sur et par les cartes. Car ces ruptures, une fois sur place, Emmanuel Ruben tente de nous les restituer le plus fidèlement possible. Je ne vois d'ailleurs pas comment il pourrait être plus précis. Pour la première fois de ma vie, j'ai vraiment vu ces frontières tracées à la serpe. C'est sans doute le passage le plus marquant de ce livre, l'évocation du "mur de protection", ce qu'il sépare et surtout relie. Coupure et couture. Quand la géographie est déchirée, malmenée, au profit d'une histoire idéalisée. Emmanuel Ruben parle des vêtements, des bâtiments, des regards, de l'état des rues dans une langue très accessible. Si d'un côté on cherche à effacer cette frontière, de l'autre côté elle devient "le symbole d'une société qui vit dans le déni de l'autre". Un mur comme une frontière qui sert moins à séparer que filtrer, parquer, rejeter.
Les deux femmes reviennent. Cette fois-ci, elles sont masquées, drapées de blanc, ce sont les pleureuses d'une tragédie grecque. Elles crient,, elles se lamentent. Leurs voix vibrent et résonnent sous les masques inexpressifs, prennent un timbre métallique à déchirer les tympans ; je ne comprends pas un seul mot mais je ressens toute cette rage qui les habite.
Cette terre est un gruyère, cette terre est un archipel et si les frontières sont physiques, elles sont aussi mentales, visibles sur les visages, palpables dans les esprits. L'auteur nous dit qu'on les voit, ces limites, "dans les codes et les usages, dans les façons de parler, de se mouvoir, de vivre et s'habiller." Un auteur qui a le goût des images simples mais parfaitement évocatrices, qu'il parle d'un cerf-volant, d'un crayon vert tombé du ciel ou d'une géographie comparable à un fromage suisse. Mélange d'expérience sensible, de données factuelles, de témoignages et d'engagement. Car Emmanuel Ruben s'interroge au miroir de sa judéité et n'hésite pas à donner un avis sur la situation, sur un pays qu'il s'efforce de comprendre sans toujours y parvenir. En décortiquant les sous-entendus, déchiffrant les imaginaires et les représentations.
Mais la prose est toujours apaisée et apaisante, poétique pour dire la détresse et les impasses. Elle fait parler les cartes mentales et donne une langue aux cartes, qui bien souvent parlent davantage de ceux qui les font que des territoires eux-mêmes. Pour parler de ces terres et en identifier les enjeux, je me dis finalement qu'Emmanuel Ruben a peut-être écrit le livre parfait, insituable, entre le roman, le récit, le témoignage et les documents. D'une érudition tranquille et pédagogue. Emmanuel Ruben préfère les êtres vivants aux vieilles pierres, les sources vives de l'analyse aux mythes qui ne disent plus rien sinon l'injonction à la croyance aveugle. La possibilité d'un Etat commun à la fin du livre relève peut-être de l'utopie mais Jérusalem Terrestre ne cesse d'y croire. Et nous avec. Un livre qui donne une voix à ceux qu'on n'entend pas, qui dessine des paysages qu'on ne voit pas. Qu'on ne discerne plus sous des couches de mythes et de paroles pieuses. Mais Emmanuel Ruben ne fait pas que parler, il agit et propose. Pense et questionne. Un livre brillant, magnifique et poignant. Et surtout passionnant.
Jérusalem terrestre, Emmanuel Ruben, juin 2020, Inculte Barnum (poche), 195 p., 8,90€
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