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Monde ouvert, Adrien Girault (éditions de l'Ogre)

 Il existe les romans d'apprentissage et les biographies, les romans de la réussite et de l'échec. Monde ouvert serait plutôt un roman de l'attente et des possibles, d'un isolement trompeur. Dale et Sven, deux hommes sans grand relief qui s'agitent mollement pour la cause mais sans but, sinon celui de garder un oeil sur un mystérieux otage. À quelques lieues, la montagne découpe les paysages dans un silence de bout et de fin du monde. La neige, elle, s'échine à tout faire disparaître. Des coups de marteau résonnent, des clous s'enfoncent. Les corps semblent rouillés, les mouvements sont lents et les visions surgissent à l'impromptu. Quand l'attente et l'ennui sont les seuls horizons acceptables, quand il n'y a plus rien à faire ni espérer, il convient d'inventer un chemin, un destin, quels qu'ils soient. Mais attention, Dale et Sven sont armés, la paranoïa en bandoulière.


Un récit de l'attente qui est une sorte de conte sans suspense, mais toujours en suspension. De ce sens qui fuit comme les personnages errent dans ces mondes de texture et de silence, cernés par des villes fantômes et des décors un peu tangibles, dont l'existence est confirmée par les cartes. Seule certitude. Pour le reste, on ne peut jamais rien saisir ou appréhender. Cette quête éperdue de sens par le lecteur confine à l'absurde alors que les personnages semblent évoluer dans des univers parallèles. Fugace impression, j'ai souhaité lire plusieurs chapitres en même temps pour observer les réactions des personnages dans des contextes différents. C'est impossible, bien sûr, mais le découpage narratif en chapitres courts et nerveux finit par approcher cet étrange désir. Car Monde ouvert est pensé comme un univers ludique — d'un nouveau genre — où deux losers, deux gars bien paumés, deux mercenaires boiteux sont privés de mission et donc de rôle. Qui suis-je et où vais-je quand ce que je croyais être et faire se révèle pure illusion ?

Au sortir du sous-bois, la vallée apparut comme un immense ravin. Le pick-up fusait pleine balle. Au volant, Dale était possédé et se préparait à la prochaine difficulté.

La liberté est un fardeau, il lui faut des limites et des espaces où fuir, s'étaler —image de la tache d'huile ou du gant —pour tester la capacité de résistance et de résilience des individus. Leur aptitude à rester debout, à ne pas sombrer dans l'aliénation. Quand être libre, c'est être "ridicule et grandiose" à la fois. L'isolement ici devient claustration, déréliction. L'esprit muré s'invente alors des soupapes, physiques et mentales. Ce qu'on appellerait des hallucinations, la folie, l'abattement ou la mélancolie (ce que m'évoque la splendide couverture, une mélancolie vectorielle, de jeu vidéo). Ces deux personnages n'ont pas de but, pas d'idéologie, ni même de foi en quoi que ce soit, mais ils sont en lutte. Une lutte calme face aux éléments, en proie aux divagations sensorielles, affrontant des "boss" pas trop effrayants, dans des petits contes à plat, sans grande violence mais dont l'inquiétude dessine la possible tragédie à venir. L'écriture traverse ainsi des mondes, des signes et des références sans jamais pouvoir réellement les habiter. Ce sont ces personnages qui sont incapables de s'y mirer, de faire corps avec un hangar, une montagne, une falaise ou un habitacle de Xantia. La terreur est silencieuse, glaçante et même transparente. Les lieux importent finalement peu. Si ces personnages s'appauvrissent, s'enfonçant un peu plus dans le désespoir, ils n'évoluent point, ou si peu. La mise en scène façon "jeu vidéo" finit par décevoir notre vain et vaniteux horizon d'attente. On souhaiterait que Sven et Dale bondissent, se libèrent de leurs doux (en)fers, mais ils ne peuvent que ramper et allumer des briquets. 

Monde ouvert interroge alors notre manière de lire, dans son refus tenace de donner au lecteur ce qu'il attend : un sens, une explication, une cohérence, une structure, des personnages auxquels s'identifier. Suspension d'un devenir et donc de son interprétation, mise entre parenthèses d'une quelconque exégèse toujours un peu maladroite. Ce livre est finalement un jeu qui accorde une confiance totale au lecteur. Il sera ce que vous en ferez. Quand la vie est une fiction plurielle. L'invention le principe même de réalité. 

Qu'ils soient pathétiques ou touchants, Dale et Sven, personnages beckettiens voués à la fange, travaillent en nous comme s'ils n'existaient pas. Des fantômes. Adrien Girault sème des apparitions et tisse des fantasmes de fiction avec ces deux losers qui avancent au ralenti dans ce monde irréel, bercé de paranoïa et couvert de poussière. Un monde ouvert et lunaire.

                                                                                                                                                        

Monde ouvert, Adrien Girault, l'Ogre, septembre 2020, 160 p., 18€.

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