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Nouvelles, Edgar Hilsenrath (trad. Chantal Philippe, Le Tripode)

 Voilà un peu moins de deux ans que Edgar Hilsenrath nous a quittés, laissant derrière lui une oeuvre immense, profonde et provocatrice. Il est un des rares écrivains dont j'ai lu tous les livres. Ce Nouvelles condense en 158 pages toute la saveur d'une oeuvre hantée par la mémoire de la Shoah, l'antisémitisme et le rapport à la langue qui est un des moyens pour tenter de cerner une identité. Joie et émotion donc de retrouver cet écrivain qu'on a fini par connaître intimement, tour à tour clown triste et tragédien, chroniqueur de son temps et des livres qui l'ont marqué. Il était donc possible d'écrire après Auschwitz et même de le faire dans la langue de ses bourreaux, avec dérision.


Quand je souhaite faire connaître les livres d'Edgar Hilsenrath, je conseille en général Nuit et Le Nazi et le Barbier. Mais si vous ne connaissez pas son oeuvre, ce volume qui réunit ses principales nouvelles pourrait bien être le livre idéal. Elles décrivent un jeune homme pour qui l'école est un cauchemar, humilié par ses camarades antisémites, ballotté entre la Roumanie et la langue allemande qui devient son seul pays. Ou Bucovine, ville roumaine avec laquelle il entretient "les liens les plus étroits", où pour la première fois il s'est senti libéré de la menace nazie. On croyait le connaître mais on pénètre encore plus dans l'intimité de cet homme sans compromis, en exil perpétuel et en quête d'un chez-soi, de son chez-lui., apatride orphelin de son Heimat. Un écrivain qui a souffert dans sa chair, qui refuse toute forme de compromis dans l'écriture, les systèmes et les croyances aveuglantes. Qu'il chronique des livres, qu'il se livre à la satire ou à la farce, qu'il aligne des phrases dans un état possédé, Hilsenrath ne sait être que touchant, émouvant, humble, ayant fait de l'humour dans toutes ses formes un outil de survie ("je m'efforce d'évoquer des questions sérieuses avec des moyens satiriques"), un moyen de ne pas désespérer de ce monde capable des pires horreurs Les pleurs ou l'hilarité traversent ainsi son oeuvre, le questionnement perpétuel sur nos racines qui est un désir d'ailleurs. L'effet comique peut tenir ainsi à la reprise de la question posée en réponse. Litanie absurde de répétitions et effet grotesque garanti. Prêter aussi des idées naïves aux grands ce de monde et entretenir avec eux une relation épistolaire des plus saugrenues. Qu'il s'agisse du ministre des Affaires traumatiques d'Israël, du président des Etats-Unis d'Amérique ou d'un général. Plus sérieusement, il sait aussi nous transmettre l'admiration qu'il voue à Erich Maria Remarque et comment il a tenté d'imiter ses textes, en toute honnêteté. Il sait aussi reconnaître les qualités d'une série de divertissement comme Holocaust qui, malgré tous ses défauts et erreurs, trouve grâce à ses yeux en tant qu'elle informe les Américains et les Allemands sur une réalité encore lointaine pour eux à l'époque (fin des années 70), seul moyen pour "confronter les Allemands à leur histoire récente".

Pourquoi je ne vis pas en Israël ? Parce qu'après l'holocauste, ma vie n'est plus que contradiction. Les fours d'Auschwitz ont craché mon autre Moi vers le ciel, celui qui est resté est obligé d'écrire... et curieusement, en allemand. En écrivant, je ne peux vivre que dans le pays de ma langue. Je suis un étranger en Israël. C'est là qu'est la contradiction.

Mais derrière l'humour désespéré, ce sont des réflexions profondes sur la nature de l'Etat d'Israël, la langue et l'identité, "la lutte d'un auteur en exil écrivant en allemand contre une langue étrangère". Hilsenrath, nostalgique et blessé, pense et écrit dans la langue de ceux qui ont assassiné son peuple et cette langue avec laquelle on lui chantait des berceuses bébé est devenue un problème avec l'Histoire. Un vieil amour aussi auquel on revient toujours, en un éloge ambigu. Une langue partagée par les bourreaux et les victimes où il ne se joue pas moins que ce que l'on est. Dimension schizophrénique de la langue qui s'impose à Hilsenrath, auteur qui lutte contre l'anglais une fois à New York. Toujours d'un pessimisme lucide et d'une drôlerie noire quand il revient en Allemagne en 1976 en pleine guerre froide, il constate la permanence d'un regard que certains Allemands prennent pour un destin avec une rhétorique douteuse. Encore une fois, impénitent, Hilsenrath démonte les effets de langage : "Nous ne sommes rien d'autre que les survivants de l'holocauste et leurs descendants, une sorte d'oeuf fragile que l'on traite ici avec embarras et précaution. Combien de temps encore ? (...). Les Allemands ne veulent pas qu'on leur rappelle éternellement leurs fautes. Nous sommes un mémorial visible, nous troublons le Grand Oubli."

Nous avons fui l'Allemagne en 1938. Je n'étais encore qu'un enfant. Je suis revenu en 1976. Pourquoi ? Pas par amour pour les nazis., mais parce que je croyais trouver une nouvelle Allemagne. Mes parents et amis juifs de l'étranger posent toujours la même question : "Comment peut-on retourner en Allemagne quand on est juif ? " Et ma réponse est toujours la même : "Je ne retourne pas en Allemagne, mais dans mon pays natal et dans le pays de ma langue maternelle. J'ai toujours parlé et écrit en allemand."

L'humour aussi pour lutter contre ses propres démons, ce flou identitaire, une façon de s'amuser de pensées ou postures trop figées, mettant à nouveau en scène l'ambivalence de ses personnages, comme ce Itzig Finkelstein/Max Schulz repêché dans Le Nazi et le Barbier. Il n'y a rien de pire que de se prendre trop au sérieux nous dit Hilsenrath, en Charlot des lettres, trouvant ainsi la parfaite distance entre des certitudes éclairées et la possibilité de leur illusion.

Toujours drôle et émouvant, à l'aise dans tous les genres, du conte au manifeste politique — qui devient ici manifeste esthétique et littéraire — entre la fantaisie pure et le réalisme tragi-comique poignant, Hilsenrath est bien allé au ciel mais il nous parle encore avec une force rare de l'être humain et de son âme avec, il faut bien le dire, un génie des plus discrets. Son héritage est précieux, Hilsenrath vit encore avec et en nous. Ces Nouvelles en sont le parfait témoignage, pleines d'éclats et de fulgurances.

                                                                                                                                                             

Nouvelles, Edgar Hilsenrath, Le Tripode, traduit de l'allemand par Chantal Philippe, octobre 2020, 160 p., 18€

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