Étonnant conte de la folie ordinaire, ce court roman d'Arno Calleja se lit comme une fuite d'eau jamais tarie mais avare, parfois, en sens. Dans un immeuble du centre de Marseille, le narrateur retrouve un ancien copain du collège devenu "mystique" : il entend des voix et les consigne dans des cahiers à la syntaxe douteuse, qu'il range sous l'évier. Mais patatras, une fuite d'eau dont on ignore la source inonde le bâtiment, du RDC au dernier étage, tout en évitant étrangement le premier.
Commençons par ce qui se refuse à moi. Je n'ai pas honte de l'écrire mais je n'ai pas tout de suite compris ce titre, ni même la dernière phrase, qui ne collaient pas avec ce que je pouvais interpréter du texte, à chaud. Je ne voyais pas de "joie" dans ce livre sinon celle du retour à soi, d'une rencontre muée en retrouvaille, non pas avec l'ami mais avec ce que l'on refuse de voir, qui est en soi. Car dans ce récit où l'absurdité le dispute à la folie, le narrateur se situe entre deux eaux : celle du témoignage circonstancié d'un manutentionnaire de Leroy-Merlin ébranlé par cette retrouvaille et la description incongrue d'une fuite d'eau, et celle d'une révélation à soi où l'écriture joue le rôle de filtre pour mettre à distance cette sensation de terreur qui habite les deux personnages. Le narrateur et l'ami. L'ami, en marge, comme possédé par les voix, vit dans un autre monde. Celui des pensées, des morts et de leurs voix, comme une parole de la folie. Le narrateur observe sans toujours comprendre. N'attendez pas de moi une quelconque interprétation, chacun aura les siennes, et c'est à mon sens l'intérêt de ce livre, de multiplier les pistes en jouant sur les moyens.
Benoit m'avait dit que si la voix du mort lui donnait une adresse alors il écrivait à la personne. Sans aucune explication. Uniquement les paroles du mort sur une feuille de papier dans une enveloppe et c'était tout.
Car, sachez-le, grammaire et syntaxe sont volontairement bafouées ici pour, je l'imagine, entrer dans la parole des fous, sans grande ponctuation. Là où l'obsession et la névrose se traduisaient par la répétition et le bégaiement chez Grégory Le Floch, dans son livre La Forêt du hameau de Hardt, chez Arno Calleja la confession est plus fluide — il est question ici d'une fuite d'eau hein — et l'aliénation se lit dans cette langue qui refuse de respecter les règles, comme sortie d'un cerveau contaminé, pour fonder sa propre réalité. Sans être jamais confuse, tout juste un peu divagante, vaguement délirante. On y retrouve la possibilité du double et du fantasme au miroir de la réalité — tout ce qui se joue est à la fois vrai et faux —, le sentiment de schizophrénie aiguë. Un livre aussi, peut-être, sur la survie. Quand on est fou, comment fait-on pour ne pas sombrer ? Si la confession est partagée, la souffrance est alors diluée dans cette façon de tenir à distance. L'absurdité apparente est condition de la survie. L'originalité de cette fuite d'eau, outre de nous renseigner à travers la réaction des différents locataires sur le délire de nos quotidiens, est de nous proposer une explication verticale, ascendante, de la névrose de droit divin. Vous le verrez, comme les souvenirs "remontent", la fuite trompe l'apesanteur en se dirigeant vers le haut. Anabase psychologique et spirituelle, des retrouvailles avec l'ami à l'élucidation qui est une autre retrouvaille, avec soi-même cette fois-ci. Chez Grégory Le Floch, on était plutôt dans la catabase, une plongée dans les mondes souterrains du langage, du haut vers le bas, du traumatisme originel à son énonciation. Mouvement opposé pour dire au fond la même chose, la fuite d'un cerveau de la réalité vers sa réalité. D'un côté on descend dans le monde des Enfers, de l'autre on y monte pour rejoindre le royaume des morts. Retrouver les siens, c'est toujours d'abord se retrouver soi-même semblent nous dire les deux livres. Chez Le Floch, le livre s'achevait dans une triste mais apaisante réunion de famille à Dunkerque. Chez Arno Calleja, il est aussi question d'une réunion de famille un peu particulière, dans un immeuble de Marseille. Sans tristesse, mais avec la peur et la joie dans le ventre. Et là, finalement, la dernière phrase pourrait en effet se comprendre. Joie de la langue et de l'écriture, dans une oralité (faussement) empotée, où deux gars pas très malins se retrouvent dans un quotidien banal et absurde. Et il se pourrait aussi que toute cette histoire finalement, marquée par la tendresse entre deux êtres, soit à prendre au pied de la lettre : le simple récit d'une fuite d'eau dans un quotidien absurde. Confusion des "genres littéraires" et ambiguïté nous indiquent que rien n'est jamais sûr, que la vérité, si elle existe, est d'abord celle qu'on fantasme (la mienne, en tant que lecteur et critique). Farce ou petite chronique habitée alors ? À cet égard, La mesure de la joie en centimètres, très joueur et malin, s'interroge avec une belle énergie sur ses moyens, sans jamais chercher les réponses à une "intrigue" qui n'est que secondaire.
J'avais tout de suite reconnu dans son visage son grand front c'est le front que j'avais reconnu en premier et en second les yeux. Puis chez lui dans son studio j'avais reconnu ses cahiers qui étaient les mêmes qu'au collège avec la même écriture droite au début de traviole à la fin.
Avec un bel art du basculement sans effet, juste en effleurant la dimension fantastique de nos existences, en travaillant la matière même de la parole des fous, des disparus ou des empotés (de Dieu himself ?), Arno Calleja tisse un horizon d'interprétations où la peur et la joie d'écrire alimentent les voix d'un continuum paranoïaque troublant, qui tente de saisir le mystère du fonctionnement de nos psychés. Ou pas. Un livre mystique, sans aucun doute. Et sans issue ? À vous de voir.
La mesure de la joie en centimètres, Arno Calleja, Vanloo, septembre 2020, 95 p., 14€.
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