Il se trouve que le précédent livre de Camille Bordas, Isidore et les autres, trône discrètement dans ma bibliothèque. En toute sincérité, je l'ai à peine feuilleté. Mais j'ai bien lu Faits divers et extraordinaires sur la vision des couleurs, peut-être la porte idéale pour entrer dans l'univers de l'autrice. Trois nouvelles donc pour un titre à rallonge. L'occasion de découvrir une ambiance flottante, à mi-chemin entre la routine cocasse qui fait la part-belle à de curieux paradoxes et le sentiment d'une catastrophe imminente qui vient doucement casser la feinte légèreté du récit, mélange de naïveté et de terreur latente avec l'ombre des attentats en toile de fond.
La première nouvelle, Ils meurent jeunes en général, évoque le sentiment de peur qui agit en souterrain, dans les mots et les attitudes au quotidien. La peur qui contamine toutes les paroles et tous les comportements. Poussées paranoïaques, personnages gentiment névrosés, inquiets ou en retard, tout un petit monde pour qui le bonheur est simplement de cesser d'avoir peur ("Personne ici ne voulait être heureux, nous voulions juste arrêter d'avoir peur"). De cette nouvelle, l'impression de capter les menaces sous-jacentes du monde, juste tableau d'une époque affolée et affolante.
Etait-il possible qu'Audrey ait cru toute sa vie que les bandes du drapeau américain étaient vert sapin ?
La deuxième nouvelle, Faits extraordinaires sur la vision des couleurs, dans une veine toujours aussi cocasse, fait de la vision des couleurs un véritable orgasme ("voir en couleur pour la première fois était apparemment équivalent à un orgasme"). Oui, il est question d'une fille daltonienne qui se trompait toujours de couleurs et voyait du beige partout. De là une chronique sur les relations familiales puisque la narratrice n'a jamais aimé la copine de son frère. Une histoire de couleurs, donc. D'amour bien placé er de mère adoptive. Ou de dolines ?
J'étais surprise que Croze et Allain étaient amis. J'étais toujours surprise d'apprendre que les femmes d'âge mûr un peu laides avaient des amis masculins.
La troisième nouvelle, Son exposé sur l'Égypte, l'histoire d'une fin de vie, de tuyaux à débrancher, un mari comateux parti dans le Grand Sommeil mais pas tout à fait : "Comment vous pouvez en être si sûr ?" Des rêves, des cauchemars, des tristesses, des pleurs de fatigue et une vie de famille touchante autour d'un exposé sur l'Egypte, des nouvelles inutiles, des portes fermées et ouvertes. Et surtout, derrière la porte, la mort.
Si les nouvelles de Camille Bordas sont noires, elles sont surtout drôles, une façon de conjurer toutes ces peurs et menaces qui nous ramènent à ce que nous sommes, de simples être mortels avec un début et une fin. Il faut donc goûter cette ironie à froid glissée dans un certain nombre de répliques hilarantes au milieu de paragraphes qui paraissent presque banals.
Avec beaucoup de subtilité, il en ressort une peinture inquiète de notre modernité, toujours sur le fil de l'émotion entre tristesse immense et douceur du quotidien, jamais avare en paradoxes et incongruités. Un bel univers, finalement délicatement étrange, sensible et malin. L'Espadon valide ! (d'autant plus que Matt est géographe, pas géologue, et qu'il aime les dolines...)
Faits extraordinaires sur la vision des couleurs, Camille Bordas, Inculte, octobre 2020, 153 p., 6.90€
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