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Le Magasin de jouets magique, Angela Carter (Christian Bourgois)

 Le Magasin de jouets magique de Angela Carter – Collection Titre. Christian Bourgois Éditeur – avril 2018 (roman traduit de l’anglais – UK – par Isabelle D. Philippe. 304 pp. LdP. 8 euros.)

 

« L’été de ses quinze ans, Melanie découvrit qu’elle était faite de chair et de sang ». Cette phrase liminaire du roman Le Magasin de jouets magique dévoile aussi bien sa protagoniste que le cœur de son propos. Le deuxième roman de la Britannique Angela Carter – par ailleurs autrice des phénoménales Machines à désir infernales du Docteur Hoffman – narre en effet l’initiation de son héroïne aux mystères d’Eros (« la chair ») et de Thanatos (« le sang »). En "bonne" sadienne – par ailleurs essayiste, Angela Carter est l’autrice de La Femme sadienne, une réflexion féministe sur l’œuvre du divin Marquis, publiée en français chez Henri Veyrier – elle lie plus qu’étroitement les découvertes de la sexualité et de la mort par Melanie. C’est ainsi aux instants mêmes de ses premiers émois sensuels que décèdent brutalement sa mère et son père. La voici dès lors contrainte d’abandonner la demeure de son enfance – une maison cossue de la campagne anglaise – pour une banlieue déclassée de Londres. Accompagnée de Jonathan et Victoria, ses jeunes frère et sœur, Melanie est recueillie par son oncle Philip. Ce dernier tient la boutique donnant son titre au roman, secondé par son épouse Margaret et les frères de celle-ci, Francie et Finn. C’est au sein de cette famille d’adoption que Melanie achèvera sa double initiation, entrant ainsi définitivement dans l’âge adulte…



 

Épousant le point de vue le plus intime de son héroïne, le roman déploie un univers entièrement transfiguré par l’imagination de celle-ci. Kaléidoscope de visions empruntées – entre autres sources fictionnelles – à Poe ou aux films de la Hammer, l’imaginaire de Melanie métamorphose son âpre quotidien d’orpheline déclassée en une aventure empreinte de gothique. Le logis misérable de l’oncle Philip aux « interminables couloirs bruns et [aux] portes secrètes et hermétiquement closes » se mue ainsi en « château de Barbe-Bleue ». Dans ce « monde de folie » où les objets les plus prosaïques se nimbent d’un « air bizarre et exotique », ses occupants revêtent des atours légendaires. Melanie voit en Finn « un satyre. Peut-être ses jambes étaient velues sous son pantalon élimé ». Margaret a parfois l’apparence d’une « Reine d’Assyrie », parfois celui d’« une déesse du feu ». Mais nul n’égale en terrifiante étrangeté l’oncle Philip « sculpté ou taillé dans le tonnerre » ; celui-ci se muant au plus fort de la peur qu’il inspire à Melanie en « Bête de l’Apocalypse ».

 

D’une imagerie luxuriante, son écriture érige ce Magasin de jouets magique en un fascinant espace littéraire, situé à mi-chemin entre le manoir schizophrène de Nous avons toujours vécu au château (Shirley Jackson) et le mouroir à dieux de Malpertuis (Jean Ray). De ce "hors-lieu", Angela Carter fait le cadre idéal d’un conte moderne sur la violence patriarcale. Faisant naître le fantastique du trouble de la perception, l’auteure mêle à celui-ci une critique féministe, aussi radicale qu’ironique. Splendide réussite, Le Magasin de jouets magique se range ainsi aux côtés de ces autres apports majeurs aux littératures de l’Imaginaire par Angela Carter que sont Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman et La Compagnie des Loups 

 

Grâces littéraires soient donc rendues à Christian Bourgois de l’avoir remis en avant – plus de vingt ans après sa première publication française – en l’incluant dans sa collection de poche. On ajoutera que celle-ci inclut d’autres titres tout aussi recommandables d’Angela Carter. Tel que Vénus noirerecueil de textes courts, incluant notamment « Ouverture et musique de scène pour Le Songe d’une nuit d’été », remarquable miniature shakespaearienne et fantastique, ainsi que « Le cabinet d’Edgar Allan Poe », très bel hommage à un auteur dont l’univers d’un gothique réflexif entretient nombre de sombres parentés avec celui d’Angela Carter…

Pierre Charrel (Version révisée d’un article initialement paru dans Bifrost n°92)

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