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Consumée, Antonia Crane (traduit de l'anglais par Michael Belano, Tusitala)

On l'écrit depuis un certain temps, Tusitala, jeune et très chouette maison d'édition, présente un catalogue magnifique. Souvenez-vous de Jacqui par Peter Loughran, de Francis Rissin par Martin Mongin ou encore La Bouche pleine de terre par Branimir Scepanovic... Mais ça manquait d'autrice, vous en conviendrez. Voici que débarque Consumée par Antonia Crane, travailleuse du sexe fière et militante, battante, tiraillée et écorchée, dont la vie se résume au strip-tease, dans les grandes lignes. Antonia est fauchée et il faut bien manger, payer les soins de sa mère mourante. La jeune Antonia voudrait arrêter mais tout la retient, une vie de mensonges, de drogue, d'alcool, elle l'ancienne boulimique sujette aux addictions. Des émotions sous cloche, des débuts de viol, apprendre l'art de la dissociation pour accepter le réel en échange d'une dépendance au travail du sexe. Comment en sortir ? Pourquoi se prostituer ? Des migraines à n'en plus finir, des seins meurtris à force d'être malaxés, des mamelons irrités par les moustaches et les barbes, l'entrejambe brûlé d'être quotidiennement rasé... Mais Antonia se bat, mobilise les travailleuses et travailleurs du sexe pour la reconnaissance de leurs droits, de meilleures conditions de travail, le respect de leurs corps, via la création d'un syndicat. Une déréalisation de soi, aussi, au miroir de l'argent facile et des dollars, de 300 à 1000 en une soirée à la Nouvelle-Orléans.

Voilà un livre absolument touchant et parfaitement nécessaire. C'est bien le rôle d'un bouquin de faire voir ce qu'on ignore, éventuellement de faire comprendre avec, au bout peut-être, une prise de conscience. Je finis ma lecture un peu sidéré face au combat poignant d'Antonia, dont c'est le premier livre. J'y découvre l'enfer d'un décor bien glauque où le regard des hommes, leurs mains calleuses, leurs sueurs brûlent à petits feux les restes de fierté de ces femmes qui ont moins choisi qu'elles ne subissent le striptease ou les massages avec happy end. Antonia croit tomber amoureuse mais se drogue par amour, enchaîne les lap dance pour quelques billets. Elle se déteste un peu, souvent, mais a-t-elle simplement le choix ?
Ce livre n'est jamais glauque ou misérabiliste parce que Antonia lève le poing et met le monde au défi. Elle réfléchit et agit, voudrait une "vie normale" mais se heurte au principe de réalité. L'argent est facile mais on est toujours fauché. Tous les hommes vous disent que vous êtes belle et merveilleuse, le temps d'une soirée avec quelques verres dans le nez ("je me suis mise à danser pour eux, j'ai attrapé les barres au-dessus de moi pour garder l'équilibre et j'ai tournoyé, cambrée, offerte, le cul dressée. (...) Dans quelles autres circonstances pourrais-je me faire cinq ou six cents dollars un vendredi soir, ailleurs qu'ici ?"). San Francisco, Los Angeles, la Nouvelle-Orléans, théâtre funestes du rêve américain qui n'est même plus un rêve, tout juste un cauchemar dont on ne sort jamais. 
Mister Zapp a été le premier d'une longue série de nababs du Sud à me parler de son boulot et de ses parties de golf, à me triturer les tétons, à essayer de fourrer ses doigts dans ma chatte et à claquer des centaines de dollars pour mon corps. Chaque soir, au Visions, j'amassais entre trois cents et mille dollars. Plus mes danses devenaient entreprenantes, plus mes limites s'étiolaient. Je persuadais les clients que je croyais en ce que je faisais, que j'étais investie, accessible. En vérité, c'était le cas. Cette partie de moi qui les autorisait à être épris de ma personne pour vingt minutes ou une heure était joyeuse et libre. Parfois, je les laissais se complaire dans le trou béant que maman avait laissé en moi. Mais dès qu'ils avaient quitté le Visions, je les effaçais de ma mémoire en appelant mon répondeur pour écouter sa voix réconfortante : "Ils essaient de me tuer. Il faut que je sorte d'ici. Tire-moi de là."

Si ce livre est aussi beau, c'est qu'il parle, au-delà du striptease, d'un amour puissant pour une mère, d'entraide et de solidarité, d'une solitude universelle, de sororité et d'amitié. Il faut voir ces scènes de solitude à deux, qui se finissent en sanglots, avec un désir tout flétri au milieu. Qui que vous soyez dans ce livre, vous n'êtes jamais jugé. Seule l'examen clinique d'une géométrie mortifère du désir, dans un style brut et punk. Mention spéciale d'ailleurs à Michael Belano, le traducteur. J'ignore ce que ça donne en anglais mais la langue pulse, dans un mélange de force brute et de tendresse émouvante, épousant les petites tragédies que vit Antonia. Consumée est une autobiographie jamais racoleuse, où les mots vont sauver notre héroïne (désolé, je me l'approprie, mais on ne peut que être proche de cette femme et de son combat), les livres et la littérature comme horizons salutaires d'une vie bercée par la loose. Mais Antonia n'est pas maudite, elle croit encore aux vertus du combat, de la parole et de l'union. Personnage qu'on voudrait rassurer, enlacer, dont on comprend toutes les misères. Un personnage qui veut bien notre amour de lecteur mais pas notre pitié, jamais, juste de l'empathie. Et notre écoute.

Il m'a demandé d'arrêter d'écrire sur le travail du sexe jusqu'à ce que j'ai bouclé mon programme de déjudiciarisation. Je ne comptais pas jouer avec le feu. Je comptais arracher les couilles de la police de Los Angeles et les bouffer avec des pâtes sans gluten. Je voulais lui hurler d'aller se faire mettre. Mais je ne tenais pas à retourner en taule, où une gamine de dix-huit ans s'était assise sur mes genoux et m'avait confié en tremblant : Mon papa est ici, et mon copain vient également de se faire gauler. Je me prostitue depuis que j'ai douze ans.

Consumée mais pas morte Antonia Crane, absolument sincère et prête à tout pour sauver sa mère, s'apaiser et bâtir sa liberté à coups de mots, de phrases, de points et de virgules, avec un petit uppercut au mensonge, en passant, et des jabs aux addictions. Un premier livre passionnant, féministe et politique, et surtout plein d'émotions. La lumière est au bout.

                                                                                                                                                                      

Consumée, Antonia Crane, (trad. Michael Belano), Tusitala, septembre 2021, 287 p., 21€

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