Un avion de guerre, ça bombarde et c'est dangereux. Mais si t'es en mode avion, tu les entends pas, les bombes et les avions. Voilà ce qui arrive à nos deux agrégés de grammaire, professeurs émérites à la Sorbonne, Étienne Choulier et Stefán Meinhof. Zéro reconnaissance, des copies par milliers, peu d'implication et, il faut bien le dire, un peu bizarre le Choulier, plus jeune agrégé de France : "Je vois le langage". À 25 et 30 ans, les deux profs doivent bien l'admettre, ils ont beaucoup de points communs : doués et discrets, ils ont la passion de la transmission, le goût de l'apprentissage mais il leur manque un truc, quelque chose de nouveau : "ils auraient aimé apposer leurs noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique". Fini les répétitions, ils veulent découvrir, inventer, produire du savoir. Quel comble d'être savant ! Il ne leur restait plus que l'ironie moqueuse, les ricanements, tant ils prenaient leurs collègues pour des cancres. Alors, c'est décidé, à la vie à la mort, les deux génies partent dans le sud, dans un village isolé, en quête de l'ultime trouvaille scientifique de nature à dorer leur blason.
En voilà un bon livre, court, nerveux, qu'on ne lâche pas, ce qui est de plus en plus rare. Il faut bien l'écrire. Quand on a l'intrigue, les personnages, le décor, encore faut-il avoir le ton. Et Laurent Nunez trouve ici le juste équilibre, sans jamais sombrer dans le cynisme. Juste une distance ironique, rieuse, bienveillante. J'y ai lu une satire du monde universitaire, bien sentie, j'y ai vu des caricatures du Quartier Latin, de la Sorbonne et de la bibliothèque Sainte-Geneviève, bien troussées. Après quoi courent nos agrégés ? Le prestige, la reconnaissance, car leurs ego d'intellos sont malmenés. Ils ne savent que ricaner et hausser les épaules. Agaçants les deux bonshommes, mais touchants, car, dans leur domaine, ce sont des génies incompris, des savants fous. Ce sont les meilleurs. C'est ce qu'ils croient en tout cas. Dans leur monde, celui des idées, ils pensent révolutionner le monde à partir du langage. Et au fond, ce que montre Laurent Nunez, c'est la médiocrité d'un monde au miroir du génie de ces deux hommes (eux aussi un peu médiocres par certains aspects) qui vivotent en quête de l'ultime idée, incapables de s'intéresser aux autres, à leur environnement. Un peu reclus, les deux gars, d'abord amis inséparables. Gentiment monomaniaques, mais ils ne le savent pas. Un peu à l'ouest (plutôt au sud, c'est important, pas loin de l'Italie). Un livre sur les liens invisibles et les attachements, de circonstance, de longue durée, l'amitié qui naît et s'envole. Pour de bonnes, pour de mauvaises raisons. La gloire ou la rigole. On rit, on sourit, on s'amuse, et aux côtés d'Étienne et d'Éric, on voudrait trouver avec eux la nouvelle théorie du langage. Ils finiront par trouver, non sans quelques accrocs, car il y a toujours un prix à payer. Jalousie, rivalités, compétition larvée, émulation, performance intellectuelle, désir bafoué, manipulations ! La postérité à un coût, messieurs, dames. Les deux amis, les deux rivaux, s'en rendront vite compte.
Oui : Choulier et Meinhof se voyaient comme des aventuriers modernes, comme de grands explorateurs, — et peut-être l'étaient-ils. Pour eux, pas de doute : il existait parallèlement au nôtre un monde étrange et mystérieux, un continent à conquérir autrement que par le canon ou la bombe, une énigme insérée en nous dès notre plus tendre enfance —et cette énigme dont tout le monde était fait sortait justement de la bouche de tout le monde... Il fallait juste s'y pencher, écouter. Il fallait juste voir le langage.
Véritable épopée scientifique bancale, on se passionne pour les passages savants, avec leur petit côté Citizen Kane. Des passages qui alternent avec le quotidien, dans ce village coupé du monde. On savoure cette belle écriture, joueuse et espiègle, qui va à l'essentiel. Mais bon sang, qui est ce narrateur qui interpelle le lecteur ? On ne le saura qu'à la fin. De même qu'on ne saura qu'à la dernière page de quoi parle ce livre. Car je me suis peut-être bien trompé depuis le début de ce billet. Le mode avion est un roman du hors-champ. Vous verrez, au cours de ces 214 pages, il y a comme un hic si vous êtes attentif. Ou plutôt, il y a un truc qui cloche. C'est tellement évident qu'on ne le voit pas. Visiblement, on a beau être préparé, on se fait toujours avoir par la littérature et c'est ce qu'on aime au fond. Le langage nous trompe en permanence. Tout acte de langage dit un puissant désir sexuel ("la métaphore d'une invitation à l'union sexuelle"). Les mots se jouent de nous. C'est un livre qui parle de ceux dont on ne parle pas dans le livre. Existerait-il un vrai sujet et un faux sujet dans ce roman ? L'irrésistible ascension de deux érudits, d'une intelligence vaniteuse, mais sincères dans leur démarche ? Ou autre chose ? C'est très malin, drôle, érudit. Mais d'une érudition jamais sèche, froide, qui invite plutôt au partage. À la facétie.
Je ne vous dirai pas le "vrai" sujet de ce livre (ni le faux, ils sont peut-être vrais ou faux tous les deux, d'ailleurs, vous choisirez ou pas, ce n'est pas la question d'ailleurs). D'autant que le roman n'en parle quasiment pas. Sauf à la fin. D'ailleurs, cette histoire qui se passe en l'an 40, tout le monde la connaît déjà. Alors, imaginez-là plutôt, en mode avion. Mieux, lisez-la. Un avion de guerre, ça bombarde et c'est dangereux. Mais si t'es en mode avion, tu les entends pas, les bombes et les avions...
Le mode avion, Laurent Nunez, Actes Sud, septembre 2021, 215 p., 21€
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