"Au fond, toute parole s'élance du fantasme de penser à partir de rien (...)." Vertiges et auscultations du vide pour prendre de la hauteur. En soi, dans le roman, car "tout désir de dire s'élance d'un vide". Passionnant essai de Marc Verlynde publié chez Abrüpt, sur ce que l'on projette dans le roman de nous, de nos attentes, ce qu'on écrit parce qu'on ne parvient pas à le dire autrement. Paysages de l'inachèvement, de l'impuissance, du manque, phrases qui dérivent, pensées qui détonnent et détournent. Refléter, spéculer, laisser ouvertes les portes du vide, sans jamais essayer d'épuiser ce dernier. J'aime ces textes qui nous poussent à penser plus loin, à penser autrement, à penser plus haut, à partir d'images ou d'auteurs, en nous suggérant des pistes ou des clés de lecture sans jamais nous les imposer. Libre ensuite de nous y retrouver ou pas. Cet essai propose donc un horizon vertigineux à partir de quelques références (Cécile Portier, M. Candré, Lucien Raphmaj, Jason Hrivnak, Pierre Cendors, Jacques Abeille...) où le rêve, la mélancolie, le vide, le sentiment de perte, la solitude sont autant de prismes et d'illusions où mirer notre désir. Des échos et des correspondances qui réfléchissent.
Ce texte élève et éclaire, d'abord parce qu'il est formidablement écrit. Ce n'est là pas une surprise pour celui tient le blog La Viduité, un des rares que je lis très régulièrement. Marc Verlynde malaxe les idées, va au bout du vide, du "vertige de l'inachèvement" et nous emmène dans sa réflexion avec une belle fluidité. Balade réflexive et théorique au pays des refuges vides. Il est bon parfois de se poser et de s'interroger sur notre goût pour l'intrigue et les personnages, qui ne dit peut-être rien d'autre que ce que l'on souhaiterait trouver dans le roman. Le texte, court mais dense, m'a rappelé avec joie mes lectures d'étudiant de textes théoriques et critiques. Pour qui s'intéresse à la littérature notamment, ce qu'elle dit ou pas, c'est passionnant. Il faut prendre son temps, parfois reprendre les phrases pour en saisir les chemins. C'est bien simple, j'ai souligné des phrases à chaque page : "Le roman, c'est l'histoire d'un inachèvement, il faut en déceler les interstices, en rêver les ailleurs." "On approche ainsi l'expérience intérieure, ce vide qui serait le non-savoir". À partir du roman, Marc Verlynde parle de lui, de nous, en tant que lecteurs qui faisons l'expérience commune de l'incompréhension, de l'incomplétude, du déjà-dit, du retour, du contresens et du court-circuit. Je n'ai pas le bagage philosophique ou théorique de l'auteur (je maîtrise mal Leiris, Bataille), mais je ne me suis jamais senti pour autant exclu de la réflexion. Je n'ai peut-être pas tout saisi mais j'ai senti le coeur du propos, comme une profonde intuition. Examiner ce qui résiste, ce qui tend et émeut dans une lecture.
Les seuls romans qui importent sont ceux où quelque chose échappe, où la substance intime du vide s'en trouve dévoilée.
Les livres réussis sont ceux qui déjouent et dépassent nos attentes, nous perturbent, interrogent le vide en nous, à partir de voix. Pour exister, ce vide a besoin de respirer dans les interstices du roman, a besoin de s'incarner dans des personnages, comme "une oscillation entre le déjà-vu et le jamais-su"? Une histoire de fantômes, d'évidence manquante, d'insuffisances, d'abris pas toujours rassurants, d'un "ailleurs perpétuel rêvé dans chaque décor". Chaque page de cet essai lance des pistes (plusieurs trous de serrure en réalité, à vous de fabriquer les clés), propose des voies pour saisir notre rapport à la fiction, à l'art et interroger notre quête du texte parfait : "Le roman existe pour préserver une illusion", c'est une "déambulation à travers les signes d'un inaccessible réel". Contre une littérature de la résignation, contemptrice de nos défauts, pour une littérature sensible : "une oeuvre parle quand elle dévoile une façon de voir le monde (...). Ça parle, quand derrière se devine une personnalité, l'arbitraire construction de ce que l'on pourrait nommer une sensibilité". L'échec est fertile et il faudrait échouer mieux, sans cesse essayer d'écouter mieux la qualité des silences et des omissions. Dans le polar notamment, où "le vide se dévisage dans toute son évidence".
Le roman, l'archéologie de l'ardeur ?
Ce passionnant texte-miroir cherche donc à comprendre comment le roman donne visage au vide, à ses représentations, comment il répond à une inquiétude, dans la distanciation ironique, le pastiche, la préservation du rêve, l'entretien de l'ailleurs. Lire un roman comme accéder à la conscience de la perte. Très beau texte de Marc Verlynde où je me suis senti chez moi, navigant dans une écriture, une pensée, avec ses mystères (lettres grecques en marge, phrases en italique), ses élans, ses vertiges, ses rêveries, ses étrangetés. Aucun intérêt à lire ce que l'on sait ou l'on connaît déjà, sinon à se complaire dans un narcissisme littéraire rassurant. À partir d'emprunts, de collages, de citations et de liens, l'écriture de l'auteur élève et éclaire, tend vers l'ailleurs, creuse sa matière, oblige à penser, à se décaler, et donne le sentiment en fin de lecture d'être plus lucide, au moins d'avoir appris sur soi, sur les autres, sur le roman et nos fictions entretenues. Ce texte lu, je me repasse en tête toutes mes lectures à l'aune du vide. Magie de l'intertexte, je n'y vois plus tout à fait les mêmes choses. On terminera ce billet sur deux idées : d'une part, que le vide est peut-être un mot pour dire la matière des rêves (les phrases poétiques sont rassurantes), et quoi de mieux qu'un roman pour l'incarner. D'autre part, se confronter au vide du roman, ce serait aussi "se déprendre de ses croyances". La mélancolie, sans y sombrer. Odes à la dérive, heureuses consciences flottantes...
Un Vide, en Soi, Marc Verlynde, Abrüpt, novembre 2021, 96 p., 7€
Poursuivre sa lecture sur les réseaux : https://abrupt.cc/marc-verlynde/un-vide-en-soi/
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