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Vendredi poésie #12 : Kae Tempest, Isabelle Bonat-Luciani, Emmanuel Régniez

On reprend de façon ponctuelle, sans pression de parution et la plume libre, nos "vendredi poésie", avec un beau programme, ce jour : l'énergie douce et rageuse de Kae Tempest dans Let them eat chaos (L'Arche), la jolie poésie mutine, et drôle (!) de Isabelle Bonat-Luciani (Aérolithe éditions) et l'art du jeu littéraire mêlé de fêlures de Emmanuel Régniez (Dynastes éditions). 


On avait laissé Kae Tempest sur une parole de combat, libre, dans Étreins-toi, parcours d'un garçon transformé en femme et s'inspirant de la vie de Tirésias, devin aveugle de Thèbes puni par Héra. Examen de nos identités multiples et des voix qu'on leur prête, sous-tendu par la persistance du désir qui aveugle ou éclaire. Dans Let them eat chaos, on retrouve cette parole du combat dans un titre sans équivoque. En le lisant, j'ai tout de suite pensé à l'album de Bad Religion, Let them eat war. Des instincts révoltés qui refusent le monde tel qu'il va, tel qu'il irait sans pour autant lui préférer le monde tel qu'il devrait aller. Désir de justice, d'humilité, appel à l'éveil et à l'amour sincères, authentiques, entre hurlements et désenchantements sous la pluie d'une nuit de Londres, poésie minérale faite de briques de solitude. La douleur brève au miroir de la vie, de la patience, la vie qui défile, les insomnies à 4h18. Il faut payer les crédits, vivre le rêve et s'en sortir, sortir de ce rêve qui est un cauchemar. Des existences sous cloche, entre parenthèses, comme anesthésiées par la vie consumériste, arrachées au rêve. Fuyant les fumées, les pluies, le froid, Bradley, à un moment, se réveille. Mais, de quoi au juste ? Des vies de misère d'une jeunesse paumée, bombardée de selfies de selfies de selfies, chaussée dans des sneakers soignées. À la solitude existentielle, Kae Tempest oppose ses mots parlés et chantés, sa fureur comme des combustibles éternels. Hymnes doucement rageurs, refrains énervés, rythmique brisée, cette poésie épouse une verve punk, pas dupe de ses fatigues ou de ses extinctions. Faire table rase du non-sens pour inventer un autre chez soi, à la face d'une ville tentaculaire, aliénante, plombante. Au fond, Kae Tempest élabore une poésie du contact et des coups, autant d'uppercuts qui visent à réveiller nos consciences vacillantes, à demi-conscientes. Si, dans le fond, Let them eat chaos n'est pas d'une folle originalité (moins que ne l'était Etreins-toi par exemple), on aime en revanche beaucoup cette énergie rappée, ces mélopées rageuses, ces cris venus des sous-sols de la métropole opulente, aliénante et marchande. La rumeur gronde, prête à exploser. Éclats d'inconsciences qui révèlent cette tendresse tapie, prête à caresser vos âmes par des baisers fantômes...

Regarde —laisse / tes biens tes économies / dis à tes amis que tu es parti / faire la paix avec les choses jamais accomplies. / Viens danser dans le déluge / Te répandre comme l'inondation.

Merci aux éditions de l'Arche de proposer une édition bilingue car, perso, cette poésie me semble toujours plus forte en V.O. Un anglais ici très accessible, qui claque bien, et mieux que le français malgré les beaux et louables efforts des deux traducteurs (Louise Bartlett et D' de Kabal). Question de goût. Kae Tempest, une voix d'aujourd'hui qui nous parle.

Qu'on leur donne le chaos, Kae Tempest, L'Arche, Bilingue, 150 p., 17,50€


Dans Sans rancune, on découvre la jolie poésie de Isabelle Bonat-Luciani. Non, "jolie" n'est pas le terme. Une poésie qui a du chien ou de la gueule plutôt, avec des odeurs de crevette, des souvenirs de chanson qui font pleurer et des ruptures sans rancune, qui rassurent, fruits du hasard et d'un lancer de dé. Et puis il y a ce con de Jésus, ce gros con de Michel, des façons tendres de se rappeler l'existence d'une mère dans la mort d'une idole, des inventions de texte qui se croiraient littéraires et même une incursion de Joaquin Phénix, l'inaccessible amour à qui l'on peut tout de même s'adresser le temps d'un poème... Fragments et pensées jetées qui dessinent un regard mutin, d'une drôlerie discrète, qui n'éludent jamais un peu d'autodérision. On voyage voyage donc dans le crime et le châtiment, toujours avec douceur et un regard discret mais incisif. Car l'amour, Lucky Star, c'est comme une cigarette, yep. Petit recueil, petit prix, chouette et jeune maison d'édition, vous y serez le héros. C'est léger, oui, et ça claque et ça pique, gentiment. On aime, avec un grand sourire dessiné par des pointes de mélancolie.

Jésus Marie Joseph             Enfant j'aimais bien les cours de catéchisme / parce qu'on y racontait des histoires. / Mais j'ai eu peur que moi aussi / ça me tombe dessus / le truc d'enfanter seule / sans avoir rien demandé. / - Bonjour, vous êtes ? Jésus ? Ah ok. / Heureusement que plus tard / j'ai connu le sexe, l'alcool et la drogue. / Ça m'a détendue...

Sans rancune, Isabelle Bonat-Luciani, aérolithe éditions, 32 p., 7€


Pour terminer ce petit tour d'horizon, un auteur qu'on aime beaucoup à L'Espadon, Emmanuel Régniez, auteur de splendides livres au Tripode (Madame Jules, Une Fêlure), mêlant fantasmes et failles. Dans ce court texte poétique aux chouettes éditions Dynastes, une variation autour du jeu, du parieur et du "je". Pour gagner, il faut d'abord perdre. Au fond, la littérature n'est que ça. Faire un pari, celui de faire exister un truc (ou pas) — un corps, une émotion, un souvenir, une caresse, une histoire ? —à partir de simulacres, les mots, les cartes. Des mots mis ensemble pas tout à fait au hasard, comme on jette ses dés, comme on choisit ses cartes avec la meilleure intention. C'est un pari, on perd, on gagne. Ni l'un ni l'autre parfois car, pour perdre, il faut avoir quelque chose à perdre. En amour comme au jeu. Il y a une mise, un risque, celui de gagner, celui de perdre, celui de gagner, celui de se perdre en croyant à des chimères. Oui, pardon pour la phrase facile, mais la vie est un jeu qui se joue des je. La littérature est également un jeu qui transperce les je et les met au jour. À l'image de ces deux premières pages : Je me souviens / Au lycée. / Elle me prend la main, me guide vers la sortie, je voudrais que cet instant ne s'arrête jamais, je voudrais, avec elle aller au bout du monde, / tout abandonner, / tout laisser tomber, / et partir avec elle. / Je me souviens de sa main prenant la mienne. / Le reste je l'ai oublié. 

L'irréversible est tapi dans la routine, à peine caché dans le quotidien. A la limite, il est invisible et pourtant déterminant. La phrase de Jankélévitch mise en exergue est à ce titre programmatique : "L'irréversible, ce n'est pas un été à Capri, c'est un rendez-vous à la gare Saint-Lazare". Le monde et la littérature réclament notre attention, une façon de les voir. Je dirais même une autre façon de les voir. C'était la grande leçon de la série Lost, une série de l'éveil. Changer le monde, c'est d'abord changer notre regard sur le monde. Et magie, la littérature, en décentrant le point de vue, nous ramène au centre, à une pure vérité, celle des nuits blanches très claires. Le joueur vit la nuit, voit ce que les autres ne vivent pas, ne peuvent ou ne veulent pas voir. Les nuits répétées comme des nouveaux départs, refresh existentiel, reset qui évade et enferme dans une boucle temporelle. Il est question des masques que l'on porte, des faux faussaires, des miroirs et des reflets, toujours un peu faux toujours un peu trop vrais, des vraies fraudes, du quiproquo et des imitations, autant de virages, autant de dérapages et de visages qui conduisent au pari ultime, celui de la foi, et déforment nos paysages mentaux. Allez vous y croire ou pas ? A la limite, qu'importe, vous le savez, intimement. Vous savez que vous allez perdre, mais vous foncez. C'était la nuit de trop, le pari de trop. Ou bien la chance, le coup du destin auquel on ne croyait plus :

Elle me lâche la main. / Je ne suis jamais parti avec elle, / ni avec une autre, / au bout du monde, / je n'ai rien laissé tomber pour elle, / ni pour une autre. / Je suis là, avec cette image, d'elle / qui me tend la main à la sortir du car,  /elle avec qui j'aurais pu tout laisser tomber, / elle avec qui j'aurais pu aller au bout du monde./ Je me souviens de sa main prenant la mienne. / Le reste je l'ai oublié.

Poésie du doute, d'un autre réel, des potentiels infinis dans laquelle on n'échappe pas à la mélancolie. Car j'aime cette idée de la mélancolie, un souvenir par anticipation, se souvenir de ce qu'on n'a pas encore vécu. Comment s'évader quand on est prisonnier du rêve ? D'une hallucination ? Le rêve comme ultime hypothèse mélancolique, un regret par anticipation. La vie est un risque, la vie est étrange, la vie est un souvenir et un rêve. La vie est une rencontre, une rencontre avec une femme, belle, très belle, après avoir tout perdu. La vie est un jeu.

Le Joueur, Emmanuel Régniez, Dynastes éditions, 68 p., 8€

 

 

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