Les deux précédents livres d'Emmanuel Régniez nous avaient fascinés dans des registres très différents. Ambiance gothique anxiogène pour l'un (Notre château) et puissance du désir pour l'autre avec des yeux grands fermés (Madame Jules). À leur façon, ils devaient sans doute exister pour faire naître ce troisième roman bien plus personnel semble-t-il, fait de textes courts et fragmenté en quatre parties : la vie rêvée, féérique, toujours empreinte d'ironie, la vie réelle avec tous ses mystères destructeurs et non-dits, puis la vie fantasmée du conte qui permet, par une mise à distance, le travail de deuil et l'acceptation de ce qui demeure incompréhensible pour tout enfant. Je ne vous en dirai pas plus sur cette histoire de famille dont l'effrayante banalité est proportionnelle à son horreur silencieuse. Mais l'horreur, dans Une Fêlure, revêt le costume des paroles d'adultes captées par un enfant dans un couloir et la douceur des gestes d'un loup, le miel offert sur un plateau par une ogresse...
Livre très court, rendu nerveux par ses chapitres écrits à la lame, il est une tentative de comprendre a posteriori ce qu'on entend mais qu'on ne comprend pas en tant qu'enfant apparemment non désiré. Des histoires de famille, des oublis et des non-dits, des silences et des questions sur le je. Les ogres se conjuguent aussi au féminin dans ce conte où la neige est noire, peuplée de secrets, de reines, d'ogresse. Les mots (qui font mal) ne sont jamais écrits mais pourtant on ne voit qu'eux pendant 120 pages. Entre les lignes et l'armure du texte, toutes les fêlures du narrateur, brisé quelque part, de l'intérieur du monde, à l'extérieur de son corps. Un texte pour écrire ce qui ne peut pas être dit ou raconté mais bien suggéré. Et l'on finit toujours par retomber sur nos pieds, ceux de la littérature. Ce qui fait tenir debout, malgré tout, ce sont les mots, "car les mots sont grands et sont beaux." Une Fêlure nous le dit, tout ça n'est peut-être que fiction mais on peut y lire l'éternité, comme sur un cliché où l'on voit un père et son fils et dont les regards disent l'humeur du monde. La littérature, les livres qui nous rassurent, la lecture est ce qui sauve quand on n'a pas confiance, quand on veut dire ce qui ne peut être dit.
Ma vie fut sauvée par la littérature, car oui, quand j'ai commencé à lire À la recherche du temps perdu, j'ai su, comme Jean Genet, que j'allais aller d'émerveillement en émerveillement. Car oui : " La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature."
Emmanuel Régniez parvient dans Une Fêlure — c'est pourquoi ce livre est si admirable et beau — à "raconter l'irracontable", non sans humour dans la première partie, non sans beauté dans les pages de fin. Un livre sur la reconstruction du moi par le jeu littéraire, une réinvention à partir de bribes de souvenirs et de photos qui prend de l'épaisseur au fil des pages, donne un corps à cet être vidé. Les mots pour combler une fêlure, s'engouffrer dans les béances et les colmater en plantant un arbre ou en écrivant un livre. Ce roman est troublant, dérangeant à sa façon de "jouer" sur la fiction et la vérité de sa confession. On comprend bien dans la première partie que le roman n'est pas là pour décrire le bonheur mais plutôt pour jouer avec la vanité d'un horizon d'attente. Une façon pour le narrateur de se préparer, peut-être, à ce qui va suivre. Car la confrontation directe avec le traumatisme pourrait à son tour engendrer un traumatisme plus grand. Le recours aux déviations, aux détournements, au travestissement, bref à la fiction pour entrer dans l'incarnation et la description d'une enfance sacrifiée, pour cerner la violence radicale d'une maman. Et pose une question simple, comment survivre à notre destruction, au principe de démolition qui préside à toute vie ? Peut-être prends-je trop au sérieux ce roman qui fascine et dérange dans un même élan mais je ne peux m'en empêcher. Ces chapitres ne seraient-ils pas finalement des variations, imaginaires, contemporaines, refoulées d'un je en construction ? Peut-être mais là réside tout l'intérêt de ce roman qui laisse dans l'esprit de son lecteur des images puissantes et foudroyantes, finalement douces et enveloppantes. Un roman qui laisse toute la place au lecteur sans l'écraser, en laissant sur le bas côté des sentiments tout jugement moral, geste littéraire érigé en principe ici. Certes l'intimité y est crue, violente mais la révélation passe par le filtre des mots, ce qui évite d'écraser le lecteur sous des secrets trop lourds à porter ou une familiarité impudique.
Des phrases plutôt pour dissoudre les maux, les laisser s'échapper dans les lézardes d'un mur. La réalité intime dans sa vérité la plus nue, la plus rose, la plus blanche, la plus noire, camaïeux littéraire un peu hirsute, à l'ambiance étrange. Mais les livres sont aussi faits pour mourir, pour tuer un je trop encombrant, pour sublimer des existences vides et froides, des châteaux dépeuplés. Se délester. Impossible d'éluder cette partie de nous-mêmes, l'enfance. Il faut la construire et la reconstruire, la détruire pour renaître à soi-même et s'en détacher, se délivrer et se libérer. Un livre pour accueillir avec bienveillance les fantômes, les séduire jusqu'à les anéantir si cela est possible. Ils partiront alors en fumée dans les mots et les oliviers qu'on plante, piégés dans un livre, remplacés par l'amour qu'on porte à ses proches. Quel livre...
Une Fêlure, Emmanuel Régniez, Le Tripode, avril 2021, 115 p., 13 €
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