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Un monde sans rivage, Hélène Gaudy (Actes Sud)

Par Julien H.

« D’autres images résident, quelque part, entre la lentille et la trace ». Il en existe aussi quelques-unes, de cette expédition de la fin du 19e, qui voulait donner le pôle Nord à des explorateurs en ballon. Et Hélène Gaudy rebâtit l’histoire sur ces reliques, récupérées et exhumées par miracle, comme seul le Grand Nord sait en produire. Hélène Gaudy s’évertue à faire parler ces photos, ces textes, à les interroger constamment, à les relier, à en faire un roman.


 « Ils sont seuls à présent. Loin des regards et des hourras, sans plus de témoin à part, bientôt, l’œil de l’appareil photo, et on aura beau tenter de remplir les vides, tout ce qui lui échappera demeurera aussi ce qui leur appartient. » 

Rendre tangible l’impalpable, le « perdu » plus que l’oublié. Ce qui n’aurait été consigné aurait-il été vécu ? Un vrai questionnement s’engage en creux sur le pourquoi de ces écrits restés, de ces photos prises, quand même. Ce futile espoir, une frivolité, une raison de vivre, de l’orgueil, ce désir de faire trace justement …le besoin d’inscrire leur vie dans un destin. Qui renvoie forcément à la raison qu’aurait eue Hélène Gaudy d’écrire pour eux. 

« Cet engin (…) créant par sa seule présence cette dissociation que permettent la photographie comme l’écriture : creuser un écart qui fait de chacun son propre témoin. » Et la nécessaire invention de leur vie. « [Le photographe] Celui dont on ne sait rien ou presque. Celui qui reste à inventer. » C’est un jeu de marionnettes, dont on aurait récupérer les tissus. Et dont on broderait l’histoire, d’indices en suppositions, d’hypothèses en fausses certitudes. C’est le jeu du hasard et des vies rêvées, un travail d’écriture comme tout travail d’empathie, c’est une recherche de détective, mais avant tout intérieure. Ne pas les oublier change-t-il l’épopée, inscrite nulle part, sauf sur une glace immaculée. Quelle magnifique leçon de littérature, par une autrice qui mêle poésie des mots, fluidité de la langue, images nettes et phrases acérées. « Pour l’instant l’heure est au désastre, qu’on se félicite toujours d’avoir vu venir. »
« (…) il faudrait fermer les yeux pendant des années, des siècles, jusqu’à ce que le monde se repose de notre regard, que les lieux redeviennent des mythes qui revivraient en nous à l’état de souvenirs ou d’illusions possibles, jusqu’à ce qu’on ne soit plus sûrs qu’ils ont existé. »
« On ne sait plus bien, à les regarder, s’ils veulent figer des moments vécus ou s’ils ne les vivent que pour les montrer. »
                                                                                                                                            
Un monde sans rivage, Hélène Gaudy, 2019, Actes Sud.

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