Accéder au contenu principal

Pierre Terzian : "J'avais un regard assez slapstick sur les choses".


S'il fallait choisir un bouquin qui incarne l'esprit de l'Espadon, Ça fait longtemps qu'on s'est jamais connusigné Pierre Terzian (Quidam), figurerait en première ligne. Humour à tout-va dans des jeux de langue étourdissants, dialogues tendres et percutants, ça dézingue et ça se moque avec une vraie bienveillance dans des scènes courtes, l'esprit vachard aussi. Derrière le comique, les ruades en garderies de Pierre Terzian dessinent un propos moins léger qu'il n'y paraît. C'est le tableau d'une région, le Québec, et d'un pays, le Canada, à la fois merveilleux et assommants, où l'exotisme de carte postale donne la réplique à l'abandon des services sociaux. On navigue alors au pays de la débrouille avec des garnements aussi joueurs qu'insupportables, des éducs aussi illuminés que fascinants. Voilà un bouquin qui condense tout ce qu'on aime : humour, travail sur la langue, énergie, musicalité de l'écriture et propos fin pour un résultat génialement doux-amer. C'est le livre idéal en cette période, pas prise de tête, fendard et intelligent. Pour bien faire et aller jusqu'au bout des choses, on a donné la parole au chum "Pillère". Un bouquin à ne pas manquer si vous aimez la poutine et les bons livres... Let's go !





- Question inspiration : du vécu ou pas ce livre ? On en a l'impression...

Oui, c’est du vécu. J’ai collecté pendant près de deux ans des notes, sur des bouts de papiers, de toutes les couleurs, feuilles de dessin, coins de buvards, nappes en papier... J’en avais toute une pochette remplie avant de me lancer dans l’écriture. J’ai changé les prénoms. Et puis l’écriture, cette folle, a tout changé. Donc c’est devenu du vécu non vécu. De la littérature, en somme. Le vrai défi a été de trouver une structure pour accorder tous ces instantanés.


- Question culture et géographie : le Canada en général et le Québec en particulier, c'est un peu le Paradis perdu des Français pour faire court. Ses poutines, sa neige, sa bonne humeur, sa positivité, ses expressions et son accent dévastateur, sa mosaïque identitaire et linguistique, un exotisme de bon aloi. Mais vous montrez l'envers du décor, sa réalité sociale. Un petit enfer en réalité le Canada ? Le petit frère pas caché des États-Unis ?



Il y aurait énormément à dire sur cette question... C’est vrai que l’idée du livre est aussi de dévoiler une face cachée, réelle, complexe, du Québec - que les Français ignorent. Mais, à vrai dire, les Français ignorent tout du Québec. Il y a cette image d’Eldorado jovial, un peu niais, ce point de vue un brin moqueur des Français (soyons francs... Courtemanche et Roch Voisine n’ont pas aidé...). Dès qu’un Québécois parle, le Français sourit. Il y a la langue bien sûr, le côté nasal, rebondissant, qui vient de la proximité de l’anglais, et l’intrusion aussi d’expressions qui nous renvoient directement au Moyen-Âge (« auprès de ma blonde »...), mais je trouve dommage que dans l’image qui est véhiculée généralement sur le Québec (plein-emploi-caribou-gentillesse-tire-toi-une-bûche), il n’y ait jamais la dimension résistante, pourtant très chère aux Français. À choisir entre les clichés, je préfère nettement celui d’un bastion francophone extraordinairement coriace, qui a survécu, entouré de la surpuissante langue anglaise, comme Astérix face aux Romains (le sirop d’érable en guise de potion magique). On n’en parle jamais sous cet angle alors que c’est proprement miraculeux. Cette image-là ouvrirait une brèche qui, à terme, pourrait étioler le petit antagonisme qui existe actuellement entre les Québécois et les Français : la reconnaissance par ces derniers d’une culture propre au Québec, et non d’un ersatz culturel comiquo-dégénéré...

Il est vrai que, dernièrement, l’immigration de Français venant vivre un rêve américain à leur portée, plus confortable que l’autre, celui des « States », qui commence à sentir mauvais, a renforcé cet antagonisme. Car les Français sont la plupart du temps en position de force, avec l’euro, l’accent, le patrimoine culturel, etc. Ici, à Montréal, « l’accent québécois » est signe d’extraction populaire, ou régionale, donc les postes du monde universitaire, culturel, sont souvent plus accessibles aux Français. Ce rapport de force social, ajouté à la non reconnaissance (inconsciente) d’une « vraie » culture, fait que les Français ne sont pas des immigrés comme les autres, mais perçus comme de nouveaux...colons. C’est intéressant parce qu’il y a peut-être matière à réflexion de notre côté : le Français hors de ses terres ne saurait-il être que colon ?

(fun fact : « colon » en québécois veut dire « gros con »).

- Question mioches : Qu'apprend-on en tant qu'adulte au contact des gosses et des laissés-pour-compte des garderies canadiennes ? Un enfant canadien et français, c'est pareil ?

Ce qui est différent, ce ne sont pas tant les enfants mais les techniques d’apprentissage, comme on peut le voir dans le livre. Ici, les gamins passent beaucoup de temps à jouer. On ne se coltine pas du Charles Martel dès qu’on sait marcher.

Sinon je crois qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre un enfant français et un enfant québécois. Et j’aurais peur de dire des conneries si j’en relevais... Il y a surtout une force décapante, une activité incessante, un rapport au temps, aux mots, aux autres, qui est absolument régénérant, pour un adulte, si tant est qu’on se laisse pénétrer, habiter, déplacer. Souvent la structure publique, par ses exigences, sa pression bestiale, rend cette réinvention impossible chez la plupart des adultes qui fréquentent les enfants. Le mouvement qu’on perçoit est inverse : ce sont les enfants qui se flétrissent petit à petit en adultes... Bon, moi, je n’étais que de passage, dans ce grand bordel explosif, donc je me suis laissé infuser à fond.


- Question récit et technique : comment fait-on pour être drôle quand on écrit un livre ? Comment sait-on qu'on est drôle ?

Pour moi, c’était drôle, de fait, vu que je notais essentiellement ce qui me faisait rire... J’avais (j’ai toujours) un regard assez slapstick sur les choses. Les changements de rythmes des corps, les consciences qui se perdent et distordent les visages, les gags involontaires, tous ces objets que l’épuisement des humains dénature - c’est ce que je préfère dans la vie, et ce que je perçois en premier (quand je suis bien luné). Je n’ai fait que noter, et me laisser entraîner par mon esprit acerbe par la suite ! Mais il y a des choses qui étaient drôles à vivre, et qui ne l’ont pas été dans le livre. Comme par exemple le jour où je me suis projeté de la soupe tomate brûlante dans le visage en voulant taper sur la table pour dire à tous de se calmer... Ça a fait marrer les gamins, mais ça n’avait aucun intérêt littéraire. Ou la fois où je me suis retrouvé coincé dans un petit ascenseur, très petit, en vérité, qui s’est avéré être un monte-plats - sous le regard ahuri du cuisinier. Ces exemples réels n’ont pas été retenus dans le livre. C’est une question presque cinématographique de montage : le tri des notes et leur amalgame dans une structure narrative. Donc le côté drôle vient de ce jeu entre le détail concret et le rythme d’ensemble. Et puis, bien sûr, il y a le ton...qui ne s’invente pas. J’essaie d’abord de me faire rire. Je pense à des proches et je me demande si la tournure les ferait marrer. Je fais lire à ma femme qui se sent obligée de me dire que c’est drôle pour la quatrième fois. Je repense aussi à des livres qui m’ont fait rire, Vonnegut, John Fante, Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra plus de Foster Wallace. Mon ami Antoine Mouton aussi, dans Le metteur en scène polonais. C’est chouette, les livres drôles. Ils ont une place spéciale dans notre bibliothèque affective.


- Question bonheur/enfer : qu'avez-vous adoré faire dans ce livre ? et détesté ?

J’ai adoré me laisser traverser, puis tenter de retranscrire la vraie vie, le point de vue, le souffle, la langue, le chaos, les émotions des enfants. D’une manière simple. Directe.

Je n’ai rien détesté. J’ai un immense respect pour toutes celles et ceux qui travaillent auprès des gosses. Immense. La seule chose que j’ai détestée, comme elles, c’est cette fatigue sidérante qui vide les lieux de leur sens.

- Question culture : pouvez-vous nous conseiller un livre, un film, une librairie et un truc à faire absolument au Canada (et pas les baleines à Tadoussac) ?

En livres québécois, je ne suis pas très calé. Je citerais deux livres, pas récents, qui m’ont marqué, parce qu’ils permettent de cerner la question de l’oralité. Comment attraper, figer une langue hybride, populaire, en mutation, une langue en lutte - je dirais même en état d’insurrection permanente. Contre elle-même. Il y a le livre de Gaëtan Soucy, La petite fille qui aimait trop les allumettes. Un flow de taré. Et la poésie de Patrice Desbiens, dans Un pépin de pomme sur un poêle à bois. Sec comme une claque de maman. La poésie est très présente, très active au Québec.

Pour les films... Mon oncle Antoine de Jutra - pour le côté ouvrier, humble, aride, de la culture québécoise.  

Dans les plus récents, j’ai aimé Mad Dog Labine. Un film sans prétention. Très libre et joyeux dans sa narration.
Les librairies, quand on vient de Paris, comme moi, c’est pas la folie, mais ça reste exceptionnel pour l’Amérique du Nord. Moi j’aime bien le Vieux-Bouc sur Masson, c’est de l’occaz, mais y a de bons muffins. Évidemment, il y a l’incontournable Port-de-Tête (mais c’est un peu l’équivalent montréalais des baleines de Tadoussac…).
Un truc à faire ? Je suis plutôt nul là-dedans. J’accueille tous mes amis français en leur disant : « De toute façon, ici, ça ne se visite pas. Il faut y vivre pour comprendre... » Donc rien à faire de précis. À part vivre.



Merci Pierre !

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Une question ? Une remarque ? Une critique ? C'est ici...

Posts les plus consultés de ce blog

Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du

Le Crépuscule des licornes, Julie Girard (Gallimard)

Alors, je vais faire court pour Le Crépuscule des licornes. Je suis un simple lecteur qui a dépensé 20 € pour acheter ce roman, sur la base de la quatrième de couverture, d'un pitch alléchant et d'un mot : NFL. Comme une porte ouverte sur la tech, la fintech et les States, pays qui à la fois m'horripile et me fascine. Et puis New York, la belle et mythique grosse pomme. Et puis Gallimard chez qui normalement on fait attention, et puis premier roman, pour lesquels j'ai toujours eu un penchant. Je fondais pas mal d'espoirs. Alors voilà, soyons clairs, je ne comprends pas comment un texte pareil a pu passer un comité de lecture, encore plus chez Gallimard, dans la Blanche. D'abord, un problème de style et d'écriture. Il n'y en a pas. Pire, on a parfois l'impression, au détour d'une phrase bancale, d'un dialogue qui sonne faux ou d'un mot (morigéner, rétorquer, s'esclaffer) que l'autrice est allée chercher dans le dico des synonymes,

Vendredi poésie #13 : Louise Dupré, Guillaume Dorvillé, Suf Marenda, Ron Padgett

  Vendredi poésie, treizième du nom, où il sera question de sens, de son, de vitesse, de joie et de tendresse, d'humour et d'écriture. Mais surtout de joie, trois fois la joie à fond les ballons dans le ciel où plus personne ne rêve. Panorama large d'une poésie qui met la gomme et fait son burn-out. À moto, avec nos potos mobiles. Heureux de retrouver la douce poésie de la Canadienne Louise Dupré, aux vertus consolantes et apaisantes. Une poésie simple, épurée, un baume tendre sur nos fantômes, où il s'agirait d'écouter, tranquille, la mélodie du monde, en pratiquant la douceur, aka un sport de combat. Une rivière qui serait la vie avec quelques gros cailloux —la maladie, la vieillesse, les bombes, le deuil — qu'on accueille à bras ouverts, pas dupes de notre talent d'humain pour la mort, avec la lucidité des gens de foi, de peu. Une poésie prête à débusquer la joie et la tendresse, comme une ascèse par les mots qu'on sait à peu près vains et pourtant pu

Trencadis, Caroline Deyns (Quidam)

 Après avoir lu cet organique  Trencadis , signé Caroline Deyns, il faut bien reconnaître la force et la pertinence d'une narration qui procède par fragments et éclats, pour donner à ressentir un univers mental dans sa réalité la plus nue mais aussi ses manifestations physiques qui dépassent toujours la capacité à en appréhender les ressorts. Ce Trencadis en fournit, à mon sens, une parfaite illustration. Saisir des versants et des facettes pour dessiner une unité de trajectoire, recomposer l'unicité de l'expérience. Esquisser un visage. Peindre la chair. Il faut bien le dire, ce livre m'a bien plus intéressé que l'oeuvre de Nikki de Saint-Phalle dont je n'avais en tête qu'une image lointaine. Miracle de la littérature, je vais y revenir, à ces images, à cette puissante dame par le texte de sa vie, par la prose de Caroline Deyns. Une écriture en prise avec son sujet, dans un corps-à-corps langagier et corporel qui ne souffre aucune esquive ou coup bas. C

Et pourtant je m'élève, Maya Angelou (édition bilingue Seghers, trad. par Santiago Artozqui)

 On le savait déjà mais c'est toujours une surprise. Plus on lit, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Avec la lecture vient la conscience élargie. Ainsi je ne connaissais absolument pas Maya Angelou, encore moins son oeuvre. Camarade de Martin Luther King, de Malcolm X, portant la voix des femmes, des noirs, luttant pour l'égalité des droits, Maya Angelou a connu une vie de traumas. On apprend dans Et pourtant je m'élève pourquoi elle se tait à huit ans, ne s'adressant alors qu'à son frère. On comprend pourquoi prendre la parole devient peu à peu une nécessité, une urgence, comme un instant, un instinct de survie. J'aime de plus en plus les éditions Seghers qui me font découvrir des pépites (la dernière en date est Grisélidis Réal) et mettent en valeur les textes dans de beaux livres-objets. Voir cette belle couverture orangée et ce format poche avec, comme un éclat, le sourire lumineux de Maya Angelou, la tête légèrement incliné, les yeux fermés. Pop

La vie poème, Marc Alexandre Oho Bambe (Mémoire d'encrier)

 Je crois qu'il n'aimerait pas, mais je pourrais tout à fait élever une statue à la gloire de Marc Alexandre Oho Bambe, à sa poésie vibrante, à son énergie et à ses tempos qui nous rendent heureux. Ses chaloupés de mots, sa danse de vers libres et libérés, sa musique envoûtante. Peu de recueils me donnent autant de joie, de plaisir et de bonheur que ceux du poète. La vie poème , c'est une chanson qu'on entend à jamais, du rap cadencé, du spoken word, du zap peace and fun et du tip top. Ça tape et ça claque, ça clame et ça slame à Grand-Bassam, ça chaleur et ça one love. Du sens et de l'engagement sur le fil d'une humanité fragile, au carrefour de l'intime et de l'univers sel.  Volontiers lyrique et fraternel, Capitaine Marc déroute pour s'adresser à ses frères humains, ses soeurs de destin, en poète qui donne de son corps, coeurs et âme, dans le feu de la foi, dans la loi du peu qui donne beaucoup, au firmament de nous m'aime, pour l'ivresse,

Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire , donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va

Un simple enquêteur, Dror Mishani (série noire, Gallimard)

 Après quelques ratés de lecture (notamment le Bois-aux-Renards d'A. Chainas, écrit avec des gros sabots), un grand plaisir de se plonger dans le nouveau polar de l'auteur israélien Dror Mishani, après le très bon Une deux trois. Avraham Avraham, dit Avi, à peine marié à Marianka, une détective slovène, et usé par les petites affaires policières —des trafics, des homicides sordides qui n'intéressent personne —aspire à intégrer un service central tourné vers l'international, luttant contre le crime organisé ou la corruption. C'est décidé, le commissaire de Holon demande sa mutation. Au même moment, deux affaires anodines en apparence s'offrent à lui : un touriste suisse égaré, qui a abandonné ses valises dans un hôtel. Qui, en tout cas, a disparu mystérieusement. Et une femme, la quarantaine, qui abandonné son nouveau-né dans un sac en plastique à proximité d'un hôpital. De Tel-Aviv à Paris en passant par Gibraltar, Avi va découvrir  une affaire qui le dépas

Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone , j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ? Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une gra

Chair vive, poésies complètes ; Grisélidis Réal (éditions Seghers)

 Il est coutume de dire qu'on trouve de tout en tout, le pire et le meilleur, en littérature comme en poésie. Là, grâce à mon conseiller spécial, je suis tombé sur l'immense Grisélidis Réal (1929-2005) que je ne connaissais pas (honte à moi) et ses poésies complètes aux éditions Seghers. La quatrième de couverture évoque l'une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, mais à peu près inconnue. Ma connaissance de la poésie étant encore très lacunaire, j'ignore évidemment si c'est le cas mais, croyez-moi, il suffit de lire quelques poèmes pour ressentir toute la puissance de ces vers, nés d'une existence "hors du commun" où la douleur et les souffrances ont dessiné les contours d'une sensibilité à fleur de peau, qui s'évertue à saisir l'expérience des corps dans la perte et l'abandon en passant par un imaginaire simple mais frappant. Une façon de refuser ce pessimisme noir auquel sa vie a été livrée trop tôt. Une chair meurtrie mais