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Lait sauvage, Sabrina Orah Mark (trad. par Stéphane Vanderhaeghe, Do éditions)

 Voilà, il existe des bouquins qu'on n'a absolument pas envie de décortiquer et ce Lait sauvage en fait partie. Phrase bien pratique, me direz-vous, pour vous faire comprendre qu'en réalité j'en suis bien incapable. Mais si la littérature du présent s'égare parfois dans des territoires trop battus, faute d'imagination, ce Lait sauvage est à mon sens la seule direction à prendre pour sortir de la zone de confort (quelle horrible expression !) et de la torpeur de vies qui se répètent. Peu de bouquins produisent cet effet : étirer votre monde au point que votre imagination est incapable de se le représenter avec des images communes et découvrir une nouvelle planète avec du gaz et je ne sais quel minerai. Exemple, page 101 : "La deuxième blague libère ses mains de la poigne molle des deux hommes pour s'allumer une cigarette, et au même moment son téléphone portable se met à sonner. Il sonne, et il sonne, et il sonne. Mais la blague n'a pas l'intention de décrocher." Oui, c'est joliment absurde et privé de boussole. Ou plutôt si, le motif serait notre capacité à garder en nous, intacte, cette capacité d'étonnement qui rime avec émerveillement, l'autre nom je crois de la curiosité. Oui, il faut opérer un refresh mentalaccepter de casser sa grille de lecture habituelle, d'oublier une quelconque grille d'ailleurs et avancer dans ce livre comme on apprendrait une langue étrangère, enthousiaste et inquiet, attentif aux sons et aux embardées verbales pleines de douceur et de tendresse qui ne disent rien de moins que l'ab-sens.

Un livre flippant et (très) perché, déviant et secoué. On tente bien de bêcher quelques images, de voir comment est prêchée l'absurdité mais la lecture, à chaque page, se refuse à une quelconque logique sinon celle qu'on voudra bien lui accorder. Le message de Sabrina Orah Mark est clair : ne tentez pas de maîtriser ces textes, vous échouerez invariablement. C'est sa grande force, à vous plonger dans fleuves d'anxiété et de désir de lire ces nouveaux pays où, il faut bien le souligner, une discrète poésie trace son chemin, où "de tout petits corps traînent des choses toutes douces dans leur sillage." On notera bien quelques motifs, moins là pour faire sens que chanter un éternel présent fait de cycles bizarres et d'étrangetés onomastiques. Des Euh, des Présidents, des blagues, du lait sauvage, un Père, des Mère Oh Mère, des Bébés Allumette remplacent avantageusement la traditionnelle galerie de personnages. Une autre façon de voir le monde, pas moins réelle et ô combien séduisante. Il y a bien une esthétique du dérapage et du trou (on écrirait faille dans une critique normale) une douce fantaisie dans toutes ces pages inspirées : un bras manque sur une page, une pleine lune apparaît quand on appuie sur un timbre Éclipse, des restes de collection marchent et Poèmes avance droit sur  Beadlebaum. Il n'en faut pas plus pour aller ailleurs, là où ça vit vraiment, là où l'on vit les choses intensément malgré les peines et les disparus.

Il y en a tant, de ces gens, et ils sont si beaux et remplis de tant d'espoir. Eux aussi sont couverts de trous. Chacun porte un seau. Et dans chaque seau il y a un trou. Ainsi va la chanson dans laquelle nous sommes.

Aucun absurde pour l'absurde ici, ce qu'on ne manquera pas de reprocher à tort à ce livre. C'est juste que certains écrivains pensent autrement pour exprimer les choses. Car il y a beaucoup de simplicité dans ces phrases, finalement, à rebours de toute apparence, pour dire à quel point la vie est parfois compliquée, comme une succession de petits déraillements affectifs, de manques communicatifs, de noeuds collectifs à apaiser. Ce recueil parle de la vie, des gens, de leur féconde inadaptation, des familles et des amis, des arbres et des Présidents sur lesquels on tire. Toujours avec une grande émotion et c'est là je crois le principe de tout texte publié chez Do. Comment dire les pleurs, la bienveillance, la tendresse, l'amour ? Lisez ce livre. Comment dire que nous sommes boiteux et anxieux ? Lisez ce livre. Comment exprimer nos trous et nos absences ? Lisez la citation plus haut. Oui, nous habitons tous la même planète, dans le Monde aux Trous ! Merci au traducteur Stéphane Vanderhaeghe (avec un nom pareil aussi compliqué à écrire, ça ne pouvait être que lui, le traducteur) qui met son talent au service du texte. C'est doux et subtil, malin et d'une émouvante simplicité. Pour avoir lu ses romans, autres objets inidentifiés (et ses ambiances insolites), le mariage de leurs univers sonnait comme une évidence. 

Ce que signifie Soeurette, je suis bien incapable de le dire.

Face à tant de beauté, il est possible que votre coeur soit gagné par le mildiou en fin de lecture. Ou bien et plein d'autres choses encore. Une certitude, vous ne l'oublierez pas et il vous travaillera longtemps. Lait sauvage, ça ressemble furieusement aux livres qu'on veut écrire et lire plus souvent, des livres qui remuent le ciboulot et émeuvent les peaux, sans forcer. Avec des mots emmêlés et des bouts d'écorces. Car la vie n'est qu'un seau. Mais attention, un beau et émouvant seau.

                                                                                                                                                           

Lait sauvage, Sabrina Orah Mark (trad. de l'anglais ricain par Stéphane Vanderhaeghe), Do éditions, février 2021, 155 p., 17€


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