Vous, lecteur, passerez-vous de l'autre côté ? De la page, pour entrer dans la poésie et les histoires d'Adrien Vivonne ? Écrit comme ça, ça paraît un peu grotesque. Et si l'on ne croit pas à cette histoire de France plongée dans l'apocalypse, en pleine "Libanisation" et livrée aux factions et milices paramilitaires, ça l'est. Mais il suffit d'y croire un peu, juste un peu. Une nouvelle façon de résister à l'air du temps. La poésie sauvera-t-elle le monde ? Les vers contre les armes, la poésie pour échapper à la guerre. Le Sig Sauer ou la Douceur ? C'est le programme ô combien étrange de cet étonnant Vivonne. Un éditeur croisé dans la rue à Rouen, mardi dernier, me demandait : alors roman, autofiction ? Franchement, j'en sais rien et finalement, peu importe, le livre de Leroy échappe un peu à toute étiquette. Juste une douce certitude : celle de la fin du monde tel que nous le connaissons qui porte une écriture en quête de l'ultime poète, Adrien Vivonne, le seul homme capable de réenchanter l'existence ou du moins de sauver ce qui peut l'être. Une poétique des ruines, une douce poésie de l'apocalypse, tel semble être l'horizon de ce Vivonne signé Jérôme Leroy, porté par son rêve ubiquiste et son désir de passer dans d'autres mondes par la simple lecture des mots magique du poète. Un auteur qui est moins un homme qu'un concept de bonheur, un souffle de vie et l'étincelle dans le regard même si le gars semble d'une indifférence lunaire, imperméable aux soubresauts du monde. C'est comme s'il traversait le temps et les lieux dans un état de sublimation et d'évaporation continuelles. Il pourrait tout aussi bien être un fantôme ou un mirage, un homme ou un dieu. Si Jérôme Leroy aime autant les ruines, c'est pour ce qu'elles ont à dire du monde, en nous renvoyant à nos utopies passées et intérieures, à nos idéalismes mortifères, à notre romantisme plus ou moins bien placé. Mais le désenchantement a le sourire ici, entre la tentation de l'exil et le nécessaire retour à soi. Une histoire de mythes et de légendes. La beauté, chez Leroy, c'est un poème et même l'apocalypse ne peut y résister. "Chez Adrien, la réalité n'est qu'un mauvais rêve du poème."
L'histoire est simple. Paris est ravagée par un typhon et les bureaux de l'éditeur Alexandre Garnier, rue de l'Odéon, n'y résistent pas. Le voilà parti en quête de l'un de ses auteurs, Adrien Vivonne, disparu en 2008. Un auteur culte. Mais la fin du monde est là. La France est morcelée, ou plutôt libanisée, entre les Dingues, les Barbus, les ZAD partout !, Nation Celte et son Druide caché, les Groupes d'Assaut Antifascistes, l'Armée Chouanne et Catholique, des milices salafistes. D'un côté le chaos politique, territorial, identitaire, le spectacle un peu grotesque, un peu flippant de la fin du monde— Leroy s'amuse avec son ironie habituelle, sur un fil —de l'autre le désir de Garnier de s'amender et d'écrire la biographie de son auteur culte, lunaire, léger, dont il est férocement jaloux, Vivonne, son ami d'enfance comme un mystère partagé qui va de ville en ville au gré des rencontres et des opportunités en librairie. L'enfer et la grâce, le chaos et des Famas, ou la pureté d'un vers.
Adrien faisait partie de cette espèce d'hommes, assez rares, qui ne sont jamais tristes le matin. Qui posent un regard toujours neuf sur le ciel, le corps endormi à côté d'eux, le reflet sur une fenêtre de l'autre côté de la rue, le chat qui passe à heure fixe sur un muret.
Mais il est insaisissable, comme évaporé et tout le livre s'attache à creuser sa personnalité, à saisir des bribes d'être-au-monde. Car, il faut bien le dire, Vivonne est le meilleur d'entre nous, le plus brillant, le plus modeste, le plus énervant, le moins en colère, le plus évanescent, le plus inspiré, le plus heureux. "Un regard clair, toujours émerveillé, serein". Toutes ses fiancées en parlent les larmes aux yeux, la boule au ventre. Oscillation permanente entre l'émotion esthétique suscitée par un poème et la facilité avec laquelle les peuples s'autodétruisent. Une façon pour Leroy de traduire des états d'âme, de "mouvement", de "transport", de beauté et au bout, plus que des miroirs, les livres (ou/et les poèmes) sont des "passages" qui permettent la dilatation du temps et des plongées dans d'autres mondes. Leroy l'écrit très bien, une poésie capable de susciter d'étranges effets secondaires, à Vassivière ou à Rouen. A cette époque, les gens n'ingurgitent pas des anxiolytiques mais du Pardon, "plus agréable que les cachetons". Comme entrer dans un rêve, "un genre de songe hypnagogique comme chez les héros de l'Antiquité". Il y a de ça dans Vivonne, lire Leroy s'apparente à une prise de pardon. On flotte, on navigue en eaux doubles et à notre tour on souhaite entrer dans sa bibliographie imaginaire pourtant bien réelle en fin de livre. Beaucoup de douceur, une ironie glissante et un propos toujours passionnant sur la jungle identitaire, politique et sexuelle (comme ces Vagues, transexuelles de l'armée) en regard d'une ode à la littérature qui a fait de la poésie son mantra, la seule issue possible vers la Beauté et la paix. Le pur plaisir esthétique à la croisée des genres, entre polar, mythe et chronique sociale. La quête de paradis perdus en pleine "balkanisation climatique" (p. 167). Passage drôle et sagace sur les dangers politiques du réchauffement climatique, qui est en réalité l'un des programmes de Vivonne. Au passage, Leroy égratigne un peu le monde littéraire ("C'était pour ça qu'il avait réussi dans le milieu littéraire. Détester ses amis, on peut même dire que c'était une règle d'or.") même si tout le roman ressemble plutôt à une déclaration d'amour au livre en général en mettant en scène les Apôtres de la Grande Panne qui ont annoncé le Stroke, la panne de tous les systèmes entrainant l'effacement des mémoires. La nostalgie y est neutralisée par l'optimisme, oscillation douce entre le chaos inéluctable et l'espérance d'un monde encore humain. J'ai pensé à Francis Rissin en lisant Vivonne. Qui est cet Adrien dont la poésie fait du bien ? Vous ne le saurez pas, à moins d'oser. À condition de vous lancer dans la lecture des poèmes de Vivonne et d'entrer dans ses vers qui sont des rêves.
Adrien Vivonne était né avec la certitude d'univers infinis, superposés dans une théorie colorée, à la manière de ces jeux de cartes battus par des joueurs habiles qui les transforment en accordéons, des univers où tout a toujours lieu, où tout est toujours possible, où rien n'est jamais irréversible; la certitude d'une démultiplication éternelle de notre monde, et cela lui donnait une joie que rien ne pouvait entamer, une joie qui infuse sa poésie, une joie qu'éprouvent aujourd'hui les lecteurs les plus inattendus et qui les aide à affronter la catastrophe. Voire à passer eux aussi de l'autre côté.
Livre très riche, impossible à épuiser. Mais s'il m'a troublé à ce point, c'est aussi pour et par sa géographie. Leroy est né à Rouen et il évoque tout son attachement à la ville aux cent clochers, il en fait le tableau amoureux, un souvenir heureux, le cadre du déploiement de Vivonne dans son lycée et en prépa. Forcément, quand on connaît bien les lieux, le livre prend une autre couleur, un autre relief, une autre tonalité. Il prend de l'épaisseur réaliste. Forcément, on ne peut s'empêcher de penser à la description que Houellebecq fait de Rouen dans Extension du domaine de la lutte. Ça devient drôle. Leroy a gardé son ironie lui aussi, magnifique dans La Petite Gauloise, bien plus douce dans Vivonne mais toujours là. Livre sur le pouvoir étrange et le charme magique de la poésie, ode à la belle littérature, Vivonne nous invite à franchir la porte au fond du jardin, à entrer dans l'image et le tableau. Peut-être serez-vous happé par cette émotion inconnue, une forme de transcendance que l'on ne connait que rarement au cours d'une vie ? C'est le pari ici, troublant et envoûtant où il est question de splendeur perdue, de douceur éperdue. La religion de Leroy, c'est la poésie. Et si idéologie il y a, elle est émolliente... Un très, très beau livre.
Vivonne (de Rouen et surveillant un temps au lycée Jehan Ango), Jérôme Leroy (pas le footballeur de Paris), La Table Ronde, janvier 2021, 22€
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