La mélancolie a besoin d'un ancrage pour s'exprimer, pour rappeler aux personnages qu'ils ont été vivants sur les chemins de halage, le long des cours d'eau qui traversent la région du Doubs. Cet ancrage, ce sont des rivages aussi exotiques que familiers, dans un patelin de la "France profonde" ou dans les steppes du Khirgizistan. Un grand écart géographique pour dire simplement comment les passions consument, l'amitié naît et se délite, à quel point les histoires de triangle amoureux enflamment et détruisent. À petits feux, donc. Avec des flammes sous la peau et des coups de feu dans le torse. Premier roman pour Grégoire Domenach et premier livre très émouvant qui part d'une banale errance d'un père et son fils sur les fleuves de France, flânant en péniche pour rejoindre des lieux connus des seuls navigateurs. Et la rencontre avec le mystérieux Lazare, dont l'histoire personnelle alimente les ragots, amplifie les rumeurs et suscite les plus grands fantasmes. Alors ce Lazare, pour mettre fin à tout ça, et tourner sa page intérieure, va raconter à ce narrateur les cicatrices, l'allure hirsute et le caractère apparemment taiseux d'un homme cabossé qui a vécu et aimé. Une âme meurtrie qui a plusieurs fois frôlé la mort. Les passions ont un prix, semble-t-il.
Grégoire Domenach a largement réussi son premier roman. C'est bien simple, c'est un livre lu en une soirée. Un fait divers dont les circonstances bizarres interpellent (la fable de la tortue et du scorpion pose le cadre de l'intrigue). Tout débute dans les "on dit", les animosités du bar d'un village. Lazare est le mouton noir et le narrateur (lecteur), curieux, aimerait bien savoir ce qui est arrivé à cet homme qualifié de monstre, qui en a du moins l'apparence. Lazare emmène ce narrateur sur les lieux de son histoire : un cours d'eau, un pont, une maison de mécène, un couple étrange formé par un riche étranger de soixante ans, Endrik Fornblung, ancien pilote assez riche et Ouliana, splendide et vénéneuse trentenaire qui fait chavirer les coeurs et affole tout un patelin.
Car je n'ai pas honte de le dire, je le pense : faire l'amour est la dernière chose qui nous rappelle vraiment à la nature, à notre état sauvage, à notre instinct. Dans un tel monde, dans un monde comme le nôtre, faire l'amour avec passion nous purifie. J'en ai la certitude. Cela nous raccroche encore un peu l'âme, à ce qu'il y a de plus vivant en nous-même. Ouliana, je ne serai resté qu'à la surface...
Si l'on entre aussi facilement dans ce roman, fait divers transformé en tragédie, c'est d'abord par l'écriture, langoureuse comme un cours d'eau, fluide malgré les méandres et portant le poids d'une mélancolie inévitable, souvent sensuelle quand il s'agit d'écrire les paysages, les sons et les matières des forêts, de l'eau, de la terre... Une sorte de mélange entre Élisée Reclus, Julien Gracq et Bachelard peut-être. Ça ressemble pas à grand-chose ce mélange de références, j'entends bien, mais ce sont les premières qui me viennent en tête, dans une ambiance à la Simenon. Magnifique écriture pour planter le décor et les arbres, les personnages aussi, tous plus complexes les uns que les autres. Un narrateur-lecteur, un Lazare absolument émouvant, écorché vif, sympathique dans toutes ses faiblesses mais aussi pour son romantisme (il meurt d'une certaine façon d'avoir trop voulu y croire) tourné en misanthropie. S'il est désabusé et se recueille dans la nature, c'est qu'il a entrevu une vie faite d'amours sincères, de passions et d'un peu de bonheur. Et cette Ouliana, beauté pure et concept de perfection, avec un mari lui aussi indécidable. Endrik Fornblung, ce gentleman mécène bienveillant ou simple fou manipulateur, on laissera le lecteur se faire son idée. En fond sonore, ce petit village qui bruisse de racontars et de rageux, de raconteurs de bobards... Au-delà des personnages, ce sont leurs relations qui sont parfaitement incarnées dans un classique triangle amoureux. Une magnifique amitié, doublée au présent par celle naissante entre Lazare et le narrateur, la force du désir dans toute sa splendeur au filtre d'ordinaires mais magnifiques histoires d'amour, qui rendent ivre et aveugle et ce récit des campagnes où l'on s'ennuie, où l'on est "pauvres", où l'on radote sur ses voisins que l'on envie dans le même élan. Fascination et absolue jalousie conduisent aux plus grands drames. Une femme pour rallumer la flamme. Enfin, c'est une magnifique réflexion sur la nature de nos vies, les espoirs déçus et déchus, les emportements destructeurs et les calculs minables, sur ce que l'on est en droit d'attendre et de comprendre de nos illusions chéries. Pas grand-chose finalement, vous l'imaginez. On est tous un peu hantés, à l'âme écorchée nous dit Lazare.
J'allais oublier mais ce roman est aussi pour l'auteur l'occasion de nous transmettre sa passion des bateaux et des péniches, du monde de la navigation (qui est une errance, une quête) avec un vocabulaire très spécifique mais jamais "clivant", et celle des steppes ou des grands espaces d'Asie centrale, comme le pendant nécessaire au récit d'une vie étriquée, avec ses beautés certes, mais enfoncée dans l'étroitesse d'une diagonale du vide où les perspectives professionnelles, amoureuses et paysagères sont réduites à la portion congrue.
Je sais... Énoncé de cette façon, tu te dis que j'affabule, que ça ne peut pas être vrai, que j'invente... Mais non, je n'invente rien, et de toute façon je ne sais pas inventer... Endrik Fornblung consentait à ce que sa femme et moi fassions l'amour, c'est comme ça. Je ne dis pas qu'il y prenait du plaisir, que ça le ravissait, mais je crois qu'il voulait que sa femme soit... qu'elle soit heureuse.
En amont le désir, la morale en aval... Sur le fil d'un érotisme cruel, un très beau premier roman maîtrisé dans son rythme, ses dialogues, la justesse de ses vues, au suspense tenace et poisseux mais souvent lumineux, aux personnages émouvants. Porté par une prose douce et amère, ce roman parle d'une flamme toujours présente, de la dérive d'une vie où la mélancolie a finalement une agréable longueur en bouche. Elle dit combien on a été vivants, grâce au désir, combien la morale est parfois hors-sujet. C'est une étrange histoire que le temps ne parviendra sans doute pas à éroder, ni à effacer de votre mémoire...
Entre la source et l'estuaire de la vie, Grégoire Domenach le batelier, Le Dilettante sur un fleuve de désir, janvier 2021, 190 p., 17€
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Une question ? Une remarque ? Une critique ? C'est ici...