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Vendredi poésie avec Catherine Lalonde, Louise Dupré et Pierre Vinclair

 Nouveau rendez-vous sur L'Espadon, chaque vendredi, avec des chroniques au format court de nos dernières lectures en poésie. Pas d'analyses sur la technique, le langage poétique, la création ou la fonction de la poésie, tout juste un ressenti et des impressions physiques pour mieux se concentrer sur les sons et la fluidité, le rythme et l'énergie d'un vers, d'une strophe ou d'un sonnet. Un style, une écriture. Au menu littéraire, Catherine Lalonde, Louise Dupré et Pierre Vinclair. Vendredi poésie, première.

Corps étranger, Catherine Lalonde, Le Quartanier, janvier 2020, 120 p., 15 €

Nous avions découvert l'auteure avec La Dévoration des fées, texte plein de fureur et de rage, mots sales et crus pour chanter les forces aveugles et la joie des effondrements, comme un riff de sorcières saturé qui recyclait bon nombre de fantasmagories et de désir diabolique pour inventer sa langue. Avec ce Corps étranger, publié en 2008, il est donc question du corps et des femmes. Attention, une poésie organique et viscérale qui mélange les langues — anglais et français dans le même vers — et scalpe les peaux, les végétaux, les fusionne comme pour retrouver un élan primaire dans les mots et leur combinaison. Des images incongrues pour dire le sexe ("I still want to fuck you dis-tu en          me pliant aux cuisses comme une lettre prépayée                    un coup de langue Royal Air Post et c'est parti !" p. 29), des métaphores crues et des scènes sordides, des cris et des pleurs mêlés de grandes douleurs liées à la violence des souvenirs. Les jours sont parfois rouillés, parfumés d'alcool et de réunions aux AA, l'urine s'infiltre dans les lits sans prévenir, et les corps se débattent tentant de trouver une voie libre, de mettre à distance ces "chairs à souvenirs". Y a de la rage dans cette poésie, de l'humour et de l'ironie, les beautés de la révolte qui ne sacrifient pas la joie et les moments sauvages dans l'impossible utopie des libérations. Brûler ce qui remonte, accepter les douceurs comme un arrachement, un déracinement. Dire la force des sentiments et du désir pour, qu'enfin, elle puisse se réapproprier son corps en faisant de ses cauchemars le plus puissant des brasiers. Une poésie brûlante, enthousiasmante.


Plus haut que les flammes, Louise Dupré, éditions Bruno Doucey, janvier 2015, 106 p., 14,50€

J'ai découvert cette auteure dans un recueil du même éditeur. Envoûté dès les premiers vers par le son et la fluidité, une immense douceur avec des mots très simples. Plus haut que les flammes montre que l'on peut encore écrire après Auschwitz, trouver de la grâce en poésie depuis les plus grandes horreurs, en puisant dans les plus grandes innocences. Car ce poème s'adresse aux enfants qui n'ont pas pu grandir et ceux d'après qui devront réinventer une façon de vivre. Écrire pour donner une mémoire à ceux qui ont vécu une catastrophe sans témoins. Deux ou trois vers pour chaque strophe sur la douleur, "ce ver du cœur", l'absence des souvenirs et l'impossible mémoire, "ton souvenir est un carré blanc sur fond blanc", les odeurs fantômes, les regards de grand brûlé mais conserver la possibilité de rêver. Créer un lieu pour le souvenir, accueillir "un monde à jamais endeuillé", fabriquer une demeure à la mémoire des morts. Beaucoup de douceur finalement, aucune leçon à donner, juste l'espoir de pouvoir danser à nouveau. Il le faut. Très émouvant.


Le Confinement du monde, Pierre Vinclair, Lurlure, novembre 2020, 72 p., 9,50€

Le seul livre a priori que je lirai sur le confinement. Et ce sera de la poésie, celle de Pierre Vinclair, que je commence un peu à cerner et surtout à apprécier. J'aime, sans bien la connaître, la rigueur de la forme, la fidélité aux règles du sonnet même si l'on sent bien que l'auteur prend ici ou là des libertés. J'y reviendrai. Le Confinement du monde offre un regard sur cette période trouble où se mêlent un quotidien d'expatrié à Londres avec femme et enfants, celui des soignants et des mourants, le poème comme lieu d'invention et de projection humble dans un autre monde. Ici, le poème déconfine la langue et libère les images, fleuries et couronnées quand elles s'adressent aux morts du corona, de solitude et d'ennui quand il s'agit d'écrire une journée sans fin, qui confine à la prise d'otage et aux blocages. Touchants et inventifs ces poèmes qui, d'une façon ou d'une autre, tentent d'offrir des horizons par-delà les murs de la ville asphyxiée, assiégée. La poésie de Pierre Vinclair est joueuse et malicieuse, on la sent érudite mais accessible, elle aime les formes et les ruptures créant la surprise pour le vers suivant, sorte d'oscillation entre le respect de la tradition et la volonté de faire du neuf avec le présent (sonnets de chiffon) sur le mode discret du Blow up, d'en découdre avec les douleurs et les peurs pour leur donner tant bien que mal des couleurs, toujours mesurées et à propos. Un recueil vivant adressé aux morts, aux présents et à ceux qui viennent, une façon d'approcher les vies sur un fil, leur touchante et émouvante fragilité bercées de sons et de silences, entre les respirateurs et l'envie d'une pinte de bière. Un recueil original pour le recueillement, des pensées et des emportements qui rappellent l'étrangeté d'une période en tout point sidérante. Pas de héros ici, mais un poète qui offre en silence une couronne tressée à peine.



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