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Le Champion nu, Barry Graham (Tusitala)

 Sport, littérature et désir, le combo magique. Il suffit parfois de pas grand-chose pour faire d'excellents bouquins : une amitié, des amours contrariés, un contexte de ville écossaise où les personnages se débattent avec leurs petits démons intérieurs et leur quête de grandeur, qu'elle soit professionnelle ou sentimentale. On boit au passage quelques bières, on refait le monde entre deux uppercut et trois jab, on s'interroge sur la nature réelle d'une impression, d'une émotion, impossibles à fixer. On tombe amoureux, on veut se quitter mais on reste... Un triangle amoureux, des angles de frappe et des crochets répétés, d'une façon ou d'une autre, on en sort rarement indemnes.

L'histoire de Ricky Mallon, boxeur en quête d'un titre, et de Billy Piers, un jeune journaliste devenu le pote et sparring-partner du futur champion. En parallèle des entraînements du puncheur, on suit la petite vie du journaliste qui écrit (vite et bien), dans les journaux locaux ou des magazines plus ou moins prestigieux, ses propres textes aussi, des chroniques sportives ou des nécrologies de boxeur. Ses interrogations sur qui il doit aimer : Karen, sa copine atteinte de troubles mentaux lourds ou Kerry, sa voisine dont il est éperdument amoureux mais qui ne veut pas de lui, tout de suite. Elle a besoin de réfléchir.


Billy, journaliste sportif, suit donc les entraînements de Ricky en quête du titre mondial dans la catégorie des poids légers, pour en faire un livre. Ils sont à Édimbourg pour s'entraîner dans un coin tranquille. Glasgow est plus bruyant et moins reposant. Loin de Karen aussi, une manière de faire le point et de tester le manque. Ou pas. Sans oublier Alan, le fidèle poto-frérot de Billy, l'ami sur lequel on peut toujours compter, à qui l'on peut se confier. Dans le coin bleu, une quête du titre marquée par l'ambition, les doutes, les certitudes et les aléas d'une préparation (ah bordel, la surcompensation, faut se reposer avant le combat Ricky, pas faire la java). Dans le coin rouge, les vagues professionnelles de Billy et les doutes amoureux. Karen ou Kerry, Kerry ou Karen ? Une ou deux dois, je me suis embrouillé et j'ai tout de même dû réfléchir pour retrouver qui était Kerry et qui était Karen. C'est fait exprès les prénoms Sir Graham ? Billy et Ricky, c'est la même chose. Ils savent qu'ils sont forts dans leur domaine, qu'ils sont amoureux. Mais ils ne savent pas si ça va durer et ce sont les événements qui vont mettre à nu leur ambitions, leurs sentiments, jusqu'à leur faire perdre la tête et la vider. Car, en fin de comptes, avec le désir ou la boxe, c'est toujours un peu le bordel. On prend des coups et les certitudes vacillent.

On a décidé de se retrouver à la Waverley Station, à Édimbourg, le lendemain. Puis on s'est dit qu'on s'aimait. Après avoir raccroché, j'ai donné un coup de poing au canapé, et j'ai invoqué le nom de l'Éternel en vain.

C'est cette fragilité, teintée d'un humour discret, cette émouvante révélation qui touchent dans ce livre, incarnées par des personnages diablement humains, comme vous, comme nous. Pas de flonflons et de K.O., juste des petits crochets bien placés, précis, qui touchent en plein coeur et laissent quelques cicatrices. Derrière la banalité des situations, l'auteur pose un regard très fin et plein de tendresse sur nos errances, dans une tension parfaite entre la description et la suggestion. Des répliques crues ou lucides, des dialogues troublants parfois (voir la dernière page), les personnages vont lentement s'éveiller à eux-mêmes entre lucidité et amertume. Oui, à l'image de Kerry, Ricky et Billy, on finit tous un peu paumés et chamboulés par ces moments d'intense joie et de profond chagrin, mélancoliques mais heureux d'avoir croisé des gens qui nous ressemblent. Entre une violence qui condamne et une douceur qui apaise. La grâce et l'absence. Une autre façon de se rassembler quand les transitions — le passage à l'âge adulte, une rupture — sont douloureuses. Si vous souhaitez un livre de bons camarades où l'on taquine, discute et boit entre potes, en refaisant le monde dans un pub sous la pluie écossaise, alors ce Champion nu est pour vous. Et si l'on se sent toujours un peu seul face à la peur de l'échec ou une impuissance à choisir, on l'est un peu moins en lisant ce livre. Des gants jaillit la lumière et l'amertume. Une chaleur toute fraternelle et beaucoup d'émotions une fois la dernière page tournée. On n'en demande pas plus aux livres...

                                                                                                                                                                   

Le Champion nu et vidé, poids lourd Barry Graham, (finement traduit par Clélia Laventure), bien boxé par Tusitala, janvier 2021, 220 p., 20€ le prix de l'entrée : alors il va gagner ou pas le Ricky ?

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