Accéder au contenu principal

Entre les jambes, Huriya (Le Nouvel Attila)

 Presque arrivé en juillet, je me suis fait une petite réflexion : c'est une année de dingue ! Je dois en être à une petite dizaine de livres marquants pour 2021. C'est plutôt rare malgré une exigence toujours plus forte avec les années. Il faut le dire, ce Entre les jambes d'Huriya est assez bouleversant. Une justesse des mots conjuguée à la beauté simple ou crue des images, sans s'interdire la radicalité du ton ou du regard dans des passages assez trash. Pour faire simple, imaginez un garçon bâtard élevé par ses grands-parents, qui se sent femme et devient femme au Maroc. Une femme aime les femmes en terre d'Islam. Élevée dans sa jeunesse par une grand-mère oralement très pieuse mais réellement et symboliquement odieuse. Imaginez ce françaoui, grand-père colon et alcoolo dont la seule religion est l'amour des livres, la belle littérature devant laquelle on n'a qu'une chose à faire, s'incliner. Mais Huriya a une conscience, alors elle écoute les mots (des gens autour d'elle, des livres...) et s'éveille au monde en même temps que son identité prend corps. Elle ne baisse pas le regard devant les religieux, la foi, seulement devant la belle littérature. Son grand-père, le seul à lui transmettre quelques valeurs dignes de ce nom, elle l'aime profondément. Un modèle, un guide malgré sa tristesse, sa façon de claudiquer dans la vie.


Entre les jambes est d'abord un très beau livre sur les identités écartelées, éclatées, le cheminement et la possibilité d'une fusion entre les corps et l'être. Une question simple traverse le roman (ce n'est pas un témoignage...) : qui sommes-nous et à quoi pouvons-nous aspirer ? Sommes-nous condamnés, faute de connaitre nos origines, à croire aveuglement tout type de discours qui a les atours de la cohérence, de la transcendance ("la croyance en notre liberté n'est que l'ignorance des causes qui nous déterminent", un truc comme ça, c'est pas moi c'est Spinoza) ? Ou préférons-nous les pouvoirs de la fidélité à l'instinct, ce que vous dicte une raison sensible ? Le roman retrace un éveil au monde, une histoire de mensonges et d'hypocrisies à travers le personnage d'une grand-mère infecte, veule, cupide, menteuse, pour qui la religion est un guide pratique des bonnes manières. Qu'importe si derrière le rideau on se prostitue, on couche pour trois fois rien, on fait la manche, on abandonne ses enfants dans les rues, on recoud des hymens, on s'arrange avec les textes sacrés, aussi sacrés que le nombre d'interdits bafoués. Huriya entre donc dans la vie par la porte du mensonge. Ironie du destin, le seul à lui offrir un peu de lumière est son grand-père alcoolique, ancien militaire, bien plus lucide que tous les exégètes et autres prêtres de bonne tenue. Il a bien une religion, l'amour des beaux mots et de la littérature. Les livres, la porte d'entrée sur la vie d'Huriya où l'on enseigne les nuances et l'amour, surtout, la liberté. Huriya interroge la parole religieuse en la confrontant à ses principes, ses contradictions, ses destructions et sa malhonnêteté profonde. Ou peut-être que ce sont les hommes ? Une parole largement masculine, dominante, vulgaire qui trouve son contrepoint dans la langueur détachée du grand-père, magnifique personnage, un Français amoureux du Maroc bien qu'il ne mette jamais un pied dehors, sauf par les livres.

La détresse sereine, grand-père passe ses journées assis sous le patio à panser ses plaies. Il tient un livre comme d'autres tiennent le Coran. Seulement, tous ces livres qui l'entourent ne servent qu'à colorer la tristesse qui enduit son visage.  Il se réfugie dans du papier pour échapper à son mouroir. Il tourne une page et se laisse caresser par quelque chose. Il en tourne une autre et se laisse bercer par autre chose. Mais qu'attend-il donc ?

Tous les personnages de ce livre, odieux ou magnifiques, ont quelque chose à dire du Maroc, de la France, des histoires individuelles ou collectives jamais réductibles à quelques versets, à quelques paroles travesties. C'est pourquoi Huriya a besoin de 400 pages pour dire sa rage apaisée par les mots, ses colères, ses amours et ses haines mais avec une infinie nuance, une douceur chargée de tension. On pourrait croire que l'auteure se répète. En réalité elle ne fait que creuser son sujet, va jusqu'au bout, radicale dans sa volonté de faire table rase tout en rendant hommage à une certaine image de l'enfance, des racines, d'un chez-soi qu'il faudrait reconstituer, comme un potentiel inachevé. Je n'ai pas compté le nombre de scènes — splendides et charnelles — sur l'infini désir des corps, leurs descriptions d'une envoûtante poésie. Un roman aussi bercé par des effluves en tous genres, mélancoliques, maladives ou amoureuses qui floutent les identités tout en les fixant dans une réalité double, celles du passé et celles à construire en vers et contre tout.

Voilà comment Myriam a choisi l'exil, et assumé son orientation sexuelle. Elle est partie sans rien. Juste une valise et quelques vêtements de rechange. Aucun héritage. De toute façon, dans l'Islam, une femme ne reçoit que la moitié de ce que reçoivent les hommes. C'est écrit dans le Coran. N'y a t-il pas là encore une injustice ? Oui mais, diront certains, c'est une injustice divine. Et tout ce qui est divin n'est pas discutable.

Ce roman — d'une place à trouver par les mots — se place sous l'autorité littéraire de quelques grands noms. C'était ambitieux, presque présomptueux et culotté. Livre terminé, le pari est largement réussi. Il faut bien le dire, ces pages sont d'un courage infini, habillées de la nécessité de dire avec les moyens de la fiction. Un roman d'amour et de construction, un hommage sur les pouvoirs sans fin de la littérature, une ode aux livres. Quelle écriture splendide, qui mêle le français et l'arabe en un dosage parfait ! L'immersion est totale, on a l'impression de voir ces intérieurs sales de la médina, ces rues fiévreuses où se mêlent l'ocre des murs et la pauvreté dans le visage et sur le corps d'un enfant. Des phrases et des images simples jamais gratuites ou niaises qui, mises bout à bout, font se croiser poésie, vérité et émotions. La religion tisse ses culpabilités pour mieux ferrer les fidèles. Huriya a choisi, comme une évidence, de se libérer en se jetant dans la mêlée, en lisant en écrivant. Pour mieux exister, trouver son chez-soi, qu'il s'agisse de géographie, de famille ou de sexe. Un des plus beaux, émouvants (et nécessaires) livres qu'il m'ait été donné de lire cette année. Chapeau Huriya !

                                                                                                                                                                      

Entre les jambes de la littérature, Huriya, Le Nouvel Attila, avril 2021, 348 p., 20€

Commentaires