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So Sad Today, Melissa Broder (trad. Clément Ribes, L'Olivier)

Sachez-le, Melissa Broder est ma nouvelle idole. On vous parlait récemment du magnifique Sous le signe des poissons, roman dépressif et hilarant d'une femme en proie à la rupture amoureuse. Publié deux ans plus tôt chez un autre éditeur, So Sad Today révélait déjà l'univers déchirant de la poétesse américaine. Déchirant oui, à vous faire hurler de rire et vous plonger dans des océans d'anxiété. Il suffit de lire les titres des parties de ce livre pensé comme un essai drolatique mais sérieux, issu des nombreux tweets publiés par l'auteure (L'art de ne jamais être à la hauteur, Un texto, c'est trop, et mille, ce ne sera jamais assez, Mon incapacité à ne plus t'idéaliser se porte bien). Cette fille est dingue et nous montre à quel point nous le sommes tous dans son tambour de machine à laver qui n'épargne jamais son auteure. Seule, dépressive, anxieuse, droguée, alcoolique, anorexique, elle nous raconte tout dans une sincérité nue et bouleversante, avec cette troublante impression finale d'un livre qui vous comprend mieux que personne. Creusée intérieurement par le manque, née dans l'ignorance, le personnage — un double ? —donne à voir la place de l'absent et de l'irreprésentable.


Pas facile d'écrire sur ce livre hanté par des fantômes et habité d'un humour désespéré. Melissa Broder y évoque son fétichisme du vomi, ses phases d'hallucinations, la couleur changeante des règles sur le papier, décrit des sectes de gourous qui vous veulent du bien, la maladie de son mari et son impact sur la décision d'une union libre, son rapport aliénant à la bouffe, la pression sociale et l'impossible image positive de soi, l'impossible satisfaction dans le réel, la crainte du vide. Les fantasmes existentiels, sexuels, historiques se conjuguent aux illusions romantiques savamment entretenues par l'auteure qui préfère parfois vivre dans ses névroses dialoguées pour conjurer sa peur panique de la mort. Alternant phases légères ponctuées d'un humour ravageur et passages douloureux ou tragiques sur le manque, la frustration, l'incommunicabilité, Melissa Broder réussit encore une fois un parfait mélange de fous rires et de larmes sans jamais sacrifier une radicalité du regard, que j'ai peu lue depuis Bret Easton Ellis. Une radicalité armée d'une désarmante sincérité pour faire voler en éclats tous les tabous. À quoi sert un livre si ce n'est tailler dans le vif et nous montrer les choses telles qu'elles sont ? 

Mon ami Chris me dit que le Wellbutrin, c'est bon pour les gens comme nous, car maintenant, au lieu de penser à la mort quatorze heures par jour, il n'y pense plus que trois heures. Ça n'empêche pas de mourir, mais ça empêche d'y penser.

Avec Melissa Broder, toujours romantique et sauvage, crue et spirituelle, on explore tous les recoins du corps humain, physiques ou psychiques, dans un délire parfaitement sensé. C'est clinique dans la description des angoisses. Broder écrit à la hache des mots crus, mitraille ses petites pensées métaphysiques avec une évidente jubilation. Mais sous l'écriture, ce n'est pas seulement l'angoisse, ce n'est pas seulement la dépression, c'est une façon de survivre. Et Broder nous ouvre grand les yeux sur nos vies (pourries ?). Alors franchement, ça peut faire peur, très peur même. Comme elle, on aurait envie de gober du Wellbutrin, de l'Effexor, des benzos et du Prozac, boire de l'alcool et prendre des drogues. Pour oublier tout ça. Mais on peut aussi écrire et lire pour partager ses souffrances et en faire de sublimes objets littéraires. Il faut lire ces vingt pages sur le couple, le sentiment, la relation pour voir que la dame a tout compris aux relations humaines. A faire mal au ventre, à serrer la poitrine, nouer la gorge. Furieuse impression de déjà-vu et déjà-vécu. Disons-le, ça en devient parfois flippant une telle acuité, comme si Broder était une voyante, la chamane qu'elle décrit dans le livre. Melissa est cinglée, baroque, tordante et nous fait croire, en partageant son profond spleen, que nous sommes tous normaux. Incroyable exploit que seule la littérature peut accomplir. Après avoir lu le sensible et cérébral Sous le signe des poissons, j'en ai la confirmation, Melissa Broder est un génie des lettres et regardez bien le blog, je n'écris jamais cette phrase. Oui je vais vous saouler avec Melissa Broder et je l'assume. Les textes de cette auteure sont incroyables. Impossible d'être triste quand vous les lisez, une sensation impalpable, mélancolique, de grande vérité. Un magnifique chant des illusions, une ode poignante à nos folies, d'une douloureuse lucidité mais toujours drôle sur la peur du néant. Je lui laisse le mot de la fin :

Tout ce que j'attends de vous, c'est que vous m'aimiez.  Je sais, c'est un moyen pour la femme effrayée que je suis de dire Ce que je veux vraiment, c'est créer un lien entre vous et moi, un lien fort et sincère tant que je suis sur cette terre ; et qui sait, peut-être qu'il me survivra.

                                                                                                                                                                   

So Sad Today, Melissa Broder, (trad. par Clément Ribes) L'Olivier, 2019, 197 p., 20€ 

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