Oui, l'Espadon s'encanaille du côté de la fantasy, pour son plus grand plaisir, sachez-le ! Après le grand délice que fut le premier tome de cette double trilogie (Le Sang de la Cité, signé Guillaume Chamanadjian), grande joie de retrouver Claire Duvivier pour ce second tome, consacré cette fois-ci à la ville du nord, Dehaven, et son double Nehaved... Récit d'aventures, d'apprentissage, quête initiatique, saga familiale, fresque politique ou pensées urbaines, on trouve un peu de tout dans cet excitant concept de fantasy, dont on ne pense que du bien.
J'avais un réel enthousiasme pour ce premier épisode dont je n'attendais rien (rappelez-vous, j'ai acheté ce livre sur sa seule et splendide couverture, sans rien connaître de l'histoire). J'avais donc des craintes (infondées), car je connaissais bien l'éditrice (de nom), Claire Duvivier, mais pas l'auteure. Eh bien, j'ai lu et je suis plus que convaincu par ces deux livres magnifiquement écrits. Avec beaucoup de simplicité et de fluidité, mais aussi des touches bien digérées d'érudition et des mots rares (stevedor ? débardeurs ? Puis la beauté de l'imparfait du subjonctif, le passé simple, c'est si rare, si urbain...). J'ai lu ici ou là que l'objectif était d'écrire une oeuvre pour le grand public, sans sacrifier l'ambition. Défi ô combien difficile. D'écrire aussi une saga qui s'adresserait à des lecteurs peu habitués du genre. C'est mon cas, même si ces deux romans me semblent lorgner ailleurs que du côté de la seule fantasy. J'ai aimé l'humilité dans chaque page de ce livre, que tout lecteur peut aborder sans complexe. Qu'on se le tienne pour écrit, je n'ai aucune réserve, ces deux tomes sont parfaitement réussis. Je suis même déjà fan de l'univers, bien que l'espadon n'ait pas le beau rôle...
"Repense à cette musique, Hirion, penses-y maintenant ! C'est elle qui te met dans cet état, depuis le début ! Cela ne peut être que ça... (...) Quelle musique, Amalia ?"
Oui, je suis absolument enthousiaste. Après ces deux tomes d'exposition, on sent que ça va chauffer. J'ai une folle envie de suivre ces personnages un brin maladroits, parfois incompris mais sagaces et attachants, d'accompagner leur apprentissage, leurs troubles et de découvrir avec eux l'envers du décor. Les deux auteurs réussissent à vrai dire une chose de plus en plus rare en littérature. Me donner l'envie d'y croire. Donner envie de croire à la magie de ce monde sans en faire des caisses. Ce sont les bouquins que vous lisez et que vous avez envie de terminer, mais que vous n'avez pas envie de terminer. Vous me suivez ? Vous êtes dans cette tension du plaisir, une immersion enchanteresse avec son lot de têtes coupées et de découvertes fascinantes, où les armes sont des peignes, où, à l'aide d'un simple miroir trouvé dans une caisse poussiéreuse, vous pouvez basculer dans des mondes étranges sans en comprendre tous les tenants. J'avais évoqué le monde de Zelda dans ma première chronique, je persiste et signe. On se retrouve de l'autre côté de la page, pour ainsi dire, certes grâce à un miroir, mais aussi par l'écriture.
J'ai toujours le défaut de vouloir comparer les deux livres. Forcément, ils appartiennent au même univers. Même ton, même rythme, même simplicité de la langue. Une belle unité, une belle complémentarité qui m'ont justement fait passer l'envie de comparer. Joie d'observer les liens entre les deux tomes : parallélisme des villes, des personnages, dans des triangles amicaux ou amoureux flous, même structures familiales qui s'organisent autour de clans, de factions et d'intérêts. Les liens se tissent peu à peu : Casimux fait son apparition p. 112 à Dehaven, le regretté Russmor aussi. On y évoque les qualités du plus grand traiteur de Gemina, etc... Bref, on sent cette saga parfaitement pensée, dosée, entre moments de dialogues et action trépidante. Et on retient quelques scènes déjà cultes : la fin, bien entendu, la découverte d'un bateau de retour des colonies, la marche dans le palais abandonné, la découverte d'un bout de la ville dans le passé ou le futur... Et cette scène incroyable dans la taverne, qui surprend : une véritable transe aux tambours, vous verrez...
Là encore, il faut un peu s'accrocher au début pour bien s'approprier tous les personnages ou la géographie des lieux. Mais, préparé par le premier tome, le lecteur s'est comme habitué et il entre encore plus facilement dans sa lecture. Car, disons-le, il y a beaucoup de personnages et beaucoup de rues à Dehaven et Nevahed. En début de livre, le registre des noms et la carte de Dehaven participent du réalisme magique de cet univers. On y croit dur comme fer, aux personnages autant qu'à l'histoire. Amalia, Yonas et Hirion ont reçu une éducation rationnelle, scientifique, loin des contes, que les événements vont peu à peu à remettre en question. J'ai adoré l'utilisation du passé simple, du subjonctif. C'est que nos enfants, à Dehaven, sont éduqués ! Ça surprend au début, ça fait rire ensuite, et puis c'est très bien vu finalement, ça change. Ce deuxième tome, qui n'ennuie pas une seule seconde, donne non seulement envie d'y croire, mais en plus de se prendre la tête. On se pose des questions, on s'interroge, et on ne comprend pas tout. Comme dans la série Lost (la plus grande série jamais réalisée, dont je n'ai toujours pas fait mon deuil), on a envie de comprendre jusqu'à faire fumer le cerveau. Qu'importe les réponses finalement, on veut juste se prendre la tête car ça fait un bien fou. L'intrigue est moins complexe ici, peut-être, mais pas moins riche. J'ai aimé ces doubles villes, la ville "réelle" et son négatif, les sauts dans le temps, pas vraiment situables.
Au début, il ne s'agissait que d'un léger décalage, qu'ils avaient attribué à un encorbellement plus intrusif de notre côté du miroir. Néanmoins, alors que nous continuions à nous enfoncer vers le sud, cela ne fit bientôt plus de doute. Nous marchions à droite de la rue à Dehaven, mais c'était à gauche de la même rue à Nevahed, comme si la venelle s'était poussée pour laisser plus de place à autre chose. Nous ne pouvions pas voir de quoi il s'agissait puisque la vue était justement bloquée par les façades côté Dehaven.
Et puis, c'est un livre de gourmands, de poésie et de bons vivants. La nourriture y occupe une place centrale, comme la musique. Un espadon, qui a donc le mauvais rôle, se fait littéralement manger. D'autres mets donnent de la saveur à un livre jamais prétentieux, et pourtant érudit. Des petites touches qui renseignent sur le fonctionnement de la cité, son organisation politique, la "consanguinité" des familles, leurs folies, la hiérarchie entre nobles et roturiers, le rapport aux colonies, les rivalités entre les quartiers... Érudition parfaitement digérée et mise au service du récit. Ou plutôt des légendes et des contes. Il y a un souffle épique dans cette fresque, avec son lot de tragédies, de sentiments durs ou bienveillants, des luttes de pouvoirs et d'influence. Oui, je suis conquis. Claire Duvivier et Guillaume Chamanadjian parviennent à créer leur propre mythologie, aux racines syctes, vaguement néerlandaises (Boers ?) et italiennes. Ce monde a acquis une existence propre dans mon petit cerveau de lecteur...
Cette saga de fantasy, La Tour de garde, est une merveille. Un pur divertissement, addictif, d'une grande intelligence, qui n'oublie jamais l'essentiel : raconter une histoire. Avec déviations dans l'espace-temps, dérapages et autres petites catastrophes. Deux auteurs qui nous prennent par la main pour nous embarquer dans les recoins du Nihilo et de Nehaved. C'est flippant. Et tellement enthousiasmant. Alors foncez ! Il nous reste donc quatre tomes. On s'en réjouit. Mais avril et octobre 2022 vont nous sembler très loin... Addict, on vous dit !
Citadins de demain, Capitale du Nord 1/3, Claire Duvivier, Aux Forges de Vulcain, octobre 2021, 374 p., 20€
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