Très beau livre sur la violence dans le couple, pensé comme une succession de courts chapitres à la manière de. Une question simple, qui en appelle beaucoup d'autres : comment écrire une autobiographie ? Où commence-t-elle et où finit-elle ? Le jour de la naissance ? Le jour de notre mort ? Au début d'une prise de conscience ? À la fin d'une relation destructrice alors que celle-ci continue à vous hanter, peut-être jusqu'à la fin ? Dans la maison rêvée aborde la question de la violence dans le couple homosexuel en général, et en particulier, celle moins évidente a priori, de la violence dans le couple lesbien, qui rejoint le questionnement sur les identités sexuelles. Angle original pour évoquer une histoire tristement banale, celle d'un couple qui s'aime avec passion puis se déchire, rejouant une relation dominante/dominée, où brutalité et emprise psychologique guident les échanges. La narratrice, peu sûre d'elle-même et boulotte, entre dans une relation toxique jamais vraiment située ou situable sur l'échelle des sentiments. Elle subit quand sa compagne, au fil du temps, finit par étendre sa toile de folie — cris, injures, insultes, humiliations, jets d'objets... —faite de reproches permanents, d'excuses et de "je t'aime sincèrement". Moi qui ne connais rien aux violences conjugales, j'ai très vite imaginé une relation entre une femme et un mari alcoolique et/ou violent (c'est cliché, je sais, mais je n'ai que ça comme point de repère). À la différence que la narratrice est lesbienne, ici, qu'elle en prend conscience assez lentement et qu'elle n'imagine pas un seul instant que la violence puisse surgir dans son couple. Le livre montre que les hommes n'ont pas toujours le monopole de la violence mais, surtout, quand les femmes la subissent ou l'infligent, qu'on n'en parle jamais : "Les histoires d'hommes qui manipulent des femmes, maltraitent leurs amantes, assassinent leurs épouses ne sont-elles pas vieilles comme le monde ? Pour autant, la violence des hommes ne s'est-elle pas de tout temps bornée à une simple note de bas de page, à un dommage collatéral acceptable ? David Foster Wallace a jeté une table basse au visage de Mary Karr et l'a poussée d'une voiture en marche, mais c'est un fait qu'on aborde rarement.". Encore plus intéressant que ce constat, me semble-t-il, c'est le cheminement de la narratrice pour arriver à construire ce regard de victime, multipliant les pistes narratives pour tenter d'approcher au plus près la réalité de cette relation toxique.
Carmen Maria Machado multiplie donc les approches dans un genre de roman-puzzle, sans casser la chronologie, mais en variant les points de vue et les niveaux de fantasme/rêve. Témoignage, fable, livre dont vous êtes le héros, essai, autobiographie, SF, scénario, roman horrifique : l'auteure reprend les codes et les topoï de ces genres pour les adapter à son histoire personnelle. Mais il s'agit bien de littérature, aucun doute. Passer par l'art pour réfléchir à l'événement. Car parler de cette relation pour l'auteure, c'est la mettre en distance en la fantasmant (la maison rêvée, qui ressemble à un gros bazar, à une maison hantée) et trouver les moyens, dans la langue, de l'énoncer sans l'édulcorer. Comment on en vient à accepter l'inacceptable ? Comment tout sens commun finit par déserter la relation amoureuse ? Pourquoi foncer dans le néant quand on sait qu'on va y laisser des plumes ? Quelle force obscure nous pousse dans les bras du vide ? Oui, la violence physique ou psychologique peut exister chez les femmes et dans les couples lesbiens. Problème, comment la penser à partir de rien, à partir de clichés, à partir de films et d'une culture pop qui ont sacralisé la norme hétérosexuelle ? Un impensé, cette violence, alimentée par les représentations et les images caricaturales issues des contes de fée. La violence est domestique, invisible, elle ce qu'on en dit, ce qu'on en écrit.
C'est précisément ce que tu cherches. Tu cherches une explication qui la dégage de toute responsabilité, qui permette à votre couple de continuer contre vents et marées. Tu aimerais pouvoir raconter aux autres ce qu'elle t'a fait et t'épargner la vision de leurs figures effarées. "Mais elle était possédée, tu comprends." "Enfin bon, ça nous arrive à tous, hein." La nuit, tu t'allonges près d'elle et tu la regardes dormir. Qui peut dire ce qui se tapit au fond d'elle ?
Et Carmen Maria Machado le fait admirablement, dans un livre glaçant et plein d'empathie. Impossible de lâcher ce bouquin, rendu nerveux par son découpage en chapitres courts. Les choix de forme participent du réalisme de cette relation traumatisante pour la narratrice, des ambiguïtés d'une maltraitance que le droit est incapable de mesurer, d'évaluer, de juger ("Que se passe-t-il quand il n'y a pas d'écho, dans cette crypte souterraine ? Tu frappes dans tes mains, et rien ni personne ne répond"). Car, au fond de la narratrice, il reste des parcelles d'amour conjuguées à une faible estime de soi (l'absolu besoin d'être aimé) qui vous retiennent à l'être violent, avec toujours au fond l'idée que le problème vient d'elle, et pas de l'autre. Et toujours l'espoir bien tapi, au fond de la Maison rêvée, que les choses pourraient changer avec le temps, qu'elle auraient pu mieux se passer. Mais non, elles empirent, elles ne font qu'empirer. Et multiplier les genres permet d'intensifier le ressenti, en plus de jouer avec les niveaux de réalité. Est-on bien sûr que tout cela a existé ? N'est-ce pas qu'une mauvaise farce, un simple cauchemar dont on voudrait sortir ? Quelle est cette force qui nous mène inexorablement vers l'enfer ?
Nostalgie (nom commun) 1: (...) 2 : Incitation à se souvenir : le fait que ton chagrin ait perdu de son intensité ne signifie nullement que ce n'était pas horrible autrefois. Cela signifie seulement que le temps et l'espace, créatures d'une tendresse et d'une circonférence infinies, se sont interposés entre vous deux et que tu peux désormais compter sur leur protection.
Seules les parties "à la manière d'un essai" m'ont parfois sorti de ma lecture. Pourtant intéressantes, elles interrogent les mythologies, les représentations, l'identité et notre culture, ainsi que la manière d'écrire une biographie. Mais, plus réflexives, universitaires et intellectualisantes (avec citations, notes, etc...), elles quittent le champ romanesque pour rejoindre la réflexion de Carmen Maria Machado, qui a besoin d'objectiver ce qui lui arrive pour tenter de comprendre ("La culture dominante a beau vous considérer comme des anomalies, cela n'empêche pas que vous ne soyez banals à pleurer"). Aucun jugement moral sur sa partenaire, elle sent qu'un truc cloche chez elle sans réussir à le formuler et sans aller plus loin. Tout juste une parole rapportée sur un père violent et irascible, dont sa partenaire aurait hérité de la folie. Mais, au fond, la narratrice pense que c'est elle, le problème, avec l'impression d'évoluer dans une réalité parallèle.
Un livre pour témoigner, se libérer, alléger son corps et son coeur, pour rationaliser et mettre sur la table un tabou, un impensé des relations de couple. On finit le coeur lourd et plein de tendresse pour cette victime de violences conjugales, avec en plus le sentiment d'être un peu moins bête sur un sujet qui nous passait au-dessus de la tête. Un roman puissant et émouvant.
Dans la Maison rêvée, Carmen Maria Machado, Christian Bourgois, août 2021, 384 p., 22,50€
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