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Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe (Quidam)

  Avant de vous dire deux mots du nouveau roman de Joshua Cohen paru chez Grasset, le pâlot David King s'occupe de tout, il fallait vous dire deux mots de Charøgnards, le premier roman de Stéphane Vanderhaeghe publié en 2015 chez Quidam (ce même S. Vanderhaeghe qui est le traducteur du Joshua Cohen, voilà pourquoi j'y ai pensé). J'ai lu ce livre à sa sortie à la suite d'un article élogieux paru dans feu Chronic'art. Je précise ne pas avoir relu le roman (plutôt le testament) depuis.









       D'après mes souvenirs, ce livre qui met en scène des oiseaux bien noirs dans le ciel avait les allures d'une prophétie ou d'un aveu : l'imminence de la fin du monde et l'horizon d'un chaos sourd.  La décomposition du langage. Une plongée dans les ténèbres plutôt qu'un vol dans le ciel, les oiseaux de mauvais augure narguant le présent en vol plané au-dessus d'une bourgade bientôt avalée. Au sol, issu des limbes d'un temps encore insouciant, une personne consigne dans un journal la lente disparition du monde. Immersion dans la tête d'un type qui semble avoir perdu la boule et dont on découvre les écrits des années plus tard. 
     Tout, dans la forme et le fond, est là pour créer la sensation de malaise ou vriller vos repères. L'objet, physiquement, finit par vous oppresser quand la menace vous paraît tout à fait réelle (ô magie de l'écriture). Ruptures en tous genres, ellipses, chronologie tordue, absence de numérotation des pages, lettres floutées ou effacées —on croit à des erreurs d'impression —, texte qui disparaît petit à petit, le livre fait sens si l'on y perçoit le danger et si l'on en capte la texture. Le flot de conscience vous prend alors par la main et vous invite à un songe hallucinatoire (ou pas) qui vous aspire. Dégoût mêlé d'attirance irrésistible. Kundera écrivait que le vertige est l'envie irrépressible de se jeter dans le vide ("c'est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte"). Absorbé par la prose mais lecture finie, j'ai eu comme un hoquet, des remontées acides. Il m'a fallu éloigner le bouquin, mettre de la distance entre moi et ce monde lézardé qui ressemblait étrangement au nôtre. Simple folie ? Réalité ? Un roman moins sous-tendu par l'inquiétude qu'une angoisse sourde. Finalement oppressant.

       Charøgnards n'est donc pas un livre, je crois, que l'on aime ou pas. C'est un livre dans lequel on s'engouffre en acceptant la possibilité du non-retour. Qui prophétise et autopsie sa propre disparition. Et celle du lecteur avec, encore comateux de ces visions d'outre-tombe. Il faut donc le vivre, faire corps avec et s'y perdre pour, peut-être, ne jamais revenir. C'est la promesse, son pacte. 
    Lecture finie en 2015, j'ignorai la réponse : avais-je aimé ou pas ? Depuis quatre ans, ce charognard a incubé au milieu des poussières et des livres éparpillés. A infusé, se rappelant à moi au hasard d'un coup d'oeil dans la bibliothèque. Un titre, des images. Impression d'avoir vu un grand livre et lu un grand film. Pour être honnête, je n'ai jamais vu "Les Oiseaux" d'Hitchcock même si j'en connais les images, certains dialogues, son ambiance épouvantable. Qu'importe, car au final j'ai eu cette étrange impression de l'avoir vu en livre. Alors aujourd'hui, je crois que je sais. Rares sont ces livres à vous marquer physiquement et à inspirer cette terreur mêlée de dégoût. Et c'est peut-être à cela que l'on reconnaît les grands livres. Chaque page, chaque scène, chaque parole bientôt éteinte est aujourd'hui ancrée dans mon souvenir de manière très précise, j'en ressens encore le froid glaçant, le goût âcre et le malaise. Les blancs. La décomposition. Non, je n'ai pas ressenti la terreur. Je l'ai touchée. Ce n'est ni agréable ni divertissant. Plutôt effrayant même. Mais Charøgnards, je crois qu'on appelle cela de la littérature.
                                                                                                                 
Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe, Quidam, septembre 2015.

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