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Voyage à Ravicka, Renee Gladman (Cambourakis) ★★★★☆

  Voici l'histoire d'une voyageuse-touriste-linguiste qui débarque en avion à Ravicka, sans parler un traître mot de ravic. Elle croise d'abord Simon, Timothy puis Madame Savoy, avant de s'engouffrer dans les dédales de cette ville jaune-d'oeuf, ville-Etat imaginaire (?) dont le soleil "éclaire les choses de l'intérieur". Un soleil qui "illumine plus qu'il ne brille". Un lieu solaire hors du temps que ses habitants fuient pourtant. Puisque Ravicka est en crise. Un territoire aux mille nuances jamais effacé par l'absence de langage ou son caractère indéchiffrable, bien au contraire. Car à Ravicka, les silences dialoguent et le décalage quotidien est le baromètre d'une ville désertée par la parole ordinaire. Notre voyageuse ne comprend rien et doit donc trouver un système pour communiquer. Quand la langue vous manque, il faut alors bouger son corps, grogner, souffler, prolonger les silences, murmurer... La gestuelle, forcément maladroite, prend le relais, impuissante à traduire l'unicité de la pensée. Les sons et la surprise. L'étonnement ou l'enchantement.


     Une ville qui, pour exister, naît dans le mouvement et le rythme. Par le mouvement, des corps et des regards. Tout dans ce livre évoque l'envie de communiquer et des moyens à mettre en oeuvre quand tout vous efface, de l'architecture à la population en fuite, de l'absence de repères à la crise latente. Un livre tendu vers l'autre en tant que mystère fécond. Une ville pleine de recoins et de surprises, bercée par les cliquetis d'une langue chantante. Car il existe bien une langue, le ravic. Mais incompréhensible pour le touriste. Il faut alors ruser, arpenter mais toujours à bonne distance, sous peine de n'y rien comprendre. Lost in Ravicka, voilà la douce menace. A l'image de la narratrice, interloquée, on se pose la question : mais qu'est-ce qu'on fout là ? Voilà comment goûter à l'étrangeté, jamais inquiétante ici (quoique, vers la fin) mais plutôt amusée et amusante. Comme imaginer les nécessaires "torsions" pour se faire comprendre, l'excès d'articulation. Souffler donc pour s'exprimer et se faire entendre.
La vie locale est indéchiffrable si vous en êtes trop éloigné, ou si êtes trop en surplomb, comme c'était mon cas. C'était là mon nouveau problème, j'en avais bien conscience. Mes pérégrinations me mettaient régulièrement face au même souci : en relation avec quelque chose que je ne pouvais pas voir. Mais, raisonnai-je depuis ce point culminant, le temps passé ici m'a montré que ce qu'on " ne peut pas voir" n'est pas toujours ce qui est là.
  Ce livre pourrait se lire comme le parfait mode d'emploi du Ravickien, avec ses mythologies, sa langue et même ses topoï, source de rêves sans être une fiction. Car Ravicka est un lieu bien réel, cartographié et traversé. Et ce n'est pas le plus mince des exploits de Renee Gladman de parvenir à réenchanter le sentiment d'urbanité. Car la prose confère rondeurs et gaieté aux angles droits, colore les arrêtes de bâtiments presque invisibles, humanise les pierres. Et dans nos villes désertées par l'attention aux autres, le texte plein de chaleur vivifie, nous rappelle à leur présence, d'humour cocasse en rencontres insolites et quiproquos langagiers ("Vañinis ?" demandèrent-ils, en attendant de hurler. Cela voulait dire "gouines" dans leur langue. Mais "postérieur" pour nous).
A force de vivre ainsi, le temps ralentit. L'hôtel devint une phrase que j'avais du mal à terminer. Les amis que j'avais sur place, des adverbes. Mais en ravic, il n'y a pas d'adverbes. De sortes qu'à certains moments de la journée, il n'y avait pas d'amis. Il y avait moi, allongée sur mes coussins, me remémorant les incidents.

      Comme un alphabet sensitif du langage, ce livre est aussi une réflexion sur la médiation, la  traduction des sons à l'écrit. Comment passer de l'un à l'autre sans dénaturer le message ? Comment la traductrice, Céline Leroy, traduit-elle le ravic ? L'a-t-elle seulement traduit ? Je n'ai pas lu la VO mais je serais curieux. Se promener à Ravicka, c'est une façon d'intensifier les rêves, d'entendre une douce musique intérieure. De faire face à l'inconnu pour se mettre à nu et mieux goûter la ballade, vraie et audible. C'est le plus étrange dans ce livre, ne pas tout comprendre à ce qui se joue et se dit. A l'absurde des situations. Et pourtant ressentir ces personnages et ce lieu comme des êtres familiers, sortes de vieux amis complices que l'on comprend en un clin d'oeil. Et comme les fans de la série Lost, je me prends à imaginer la cartographie de Ravicka, miroir de l'initiation à même de fonder une éthique du temps par l'espace.
    Voilà donc un petit théâtre exotique suspendu à l'incommunicabilité, où chaque geste esquissé est une parole tentée, où les silences se mettent à parler, où le souffle est une invitation à entrer en contact. Désir de cette ville lascive où s'y déplacer est la seule façon de la quitter. Et par les mille nuances du langage, trouver une façon de renouer quand l'urbanité a déserté nos villes. La littérature comme engagement. Une belle fantaisie à l'émotion contenue, pleine de charme, premier livre d'une tétralogie. Le silence d'or plutôt que les bruits parasites, le rythme étrange plutôt que l'apathie douteuse. Demain, c'est décidé, je demande la nationalité ravickienne. Et m'achète un dico français-ravic qui n'existe pas. Bref, le pouvoir de l'imaginaire a encore de beaux jours devant lui. Chapeau tout jaune aux Ravickiennes Gladman et Leroy ! Astánga lô.
                                                                                                                               
Voyage à Ravicka,  Renee Gladman (traduit par Céline Leroy), Cambourakis, août 2019, 94 p., 16€.







Commentaires

  1. Bonjour,
    Est-ce que ça ne ressemblerait pas à Epépé, par hasard ?
    cordialement,
    ng

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    Réponses
    1. Bonjour ng,

      Je n'ai pas lu "Epépé" mais à la lecture de la quatrième de couverture, ça y ressemble beaucoup en effet... Merci pour l'info !

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