Quand je vois une femme courir le marathon en 3h08, je me dis que c'est louche. Soit elle a vu trop de films de David Lynch, soit il lui est arrivé un truc pas net dans sa vie d'avant. Et patatras, c'est ce qui est arrivé à Claire Halde dans un hôtel de Valence en Espagne alors qu'elle était en vacances avec son mari et ses enfants. Ce jour-là, une banale journée d'été sur un toit terrasse près d'une piscine, une femme lui confie un sac et va se jeter sur le béton, quatre étages plus bas. Un suicide en direct, aux premières loges. Traumatisme, vision de l'horreur avec des bouts de membres sur le sol. La culpabilité de n'avoir rien fait, le constat d'une impuissance, l'impossibilité de demeurer identique à soi-même ensuite. L'événement infuse et cristallise jusqu'à transformer la vie de Claire Halde en chape de plomb. Claire devient hantée, une menace imminente terrée dans son corps. L'histoire d'une femme qui perd pied.
Premier roman soutenu par une belle et pesante tension, par le rythme installé entre ces trois femmes dont on connaît peu les horizons. Claire Halde, sa fille qui évoque une mère absente, et cette suicidée. Annie Perreault sait tisser une ambiance autour d'une femme choquée et dévastée par l'impensable. Est-on responsable de la mort des autres ? Jusqu'à quel point ? Le personnage rumine ses angoisses, habitée par des fantômes sans forme et des images bien trop nettes : un bout de talon ensanglanté, une silhouette décharnée, un teint livide. Dans un contexte insipide, un hôtel sans âme, et une ville qui, par ricochet, devient elle aussi terne, proportionnellement aux recommandations béates d'un guide touristique. Lumineuse, enthousiaste, des étincelles dans le regard, "elle n'avait presque rien à se reprocher dans la vie". C'est ainsi que les autres percevaient Claire Halde. Une mère irréelle, en mouvement, aérienne, un sourire inouï, la pupille sauvage. Mais le vernis craquerait.
Elle porterait ce secret comme une lacération qui cicatrice vilainement, et cette rencontre de Valence se graverait dans sa tête. Une craquelure dans un vernis jusqu'alors lisse, une tare, un poids, un dégoût d'elle-même, son plus grand échec à vie. La mort de cette femme lui imposerait un silence ou une pudeur, quelque chose s'articulant autour de la culpabilité.
Elle leur cacherait cette histoire comme un secret. Il travaillera en elle jusqu'à nourrir sa détresse et le sentiment de culpabilité. Comment se construit-on ensuite ? En courant des heures jusqu'à oublier le repas, jusqu'à finir à plat devant ses enfants. Jusqu'à courir un marathon en 3h08. Il faut avoir un truc en moins, un truc en plus. Une case ou une inconscience. Une folie intérieure, la cadence régulière d'une foulée comme des pensées obsédantes. Courir alors pour s'apaiser et s'envoler, échapper par le corps aux pesanteurs du monde. Physiques et mentales. Après quoi court-on d'ailleurs ? Que fuit-on ? Sait-on jamais d'où l'on vient, où l'on va ? La fille de Claire Halde, moins talentueuse, va elle aussi se mettre à courir pour tenter de comprendre l'irrationnel.
Balancier de points de vue avec des personnages féminins étranges comme il faut, descriptions paysagères ou vides contemplations, le récit oscille entre la beauté simple des horizons et les terreurs enfantées par la vision de la mort. Une histoire où l'on tente de conjurer par le sexe, la nourriture ou la course à pied. Si certains passages sont bavards —ils ressassent un peu, normal, "l'héroïne" se pose un certain nombre de questions en raison de son anxiété —la narration reste vive et efficace pour semer le trouble jusqu'au point final. Un vrai récit à suspense doublé d'une belle maîtrise des images. Une façon de ruser aussi pour déjouer les vaines attentes du lecteur. Un gros travail sur le rythme de la prose, sa musicalité essoufflée ou pleine d'allant, dans la partie marathon qui traduit la réalité de la foulée, ses saccades et pertes d'élan au rythme de la fatigue (contrairement au "Vaincre à Rome" de Sylvain Coher, raté). Un suicide qui bouleverse les frontières intimes de Claire Halde, fantôme pour elle-même, tendue ensuite vers le flottement.
Valencia Palace est une histoire de résilience au rythme de l'effort physique, une tragédie intime, une remise en cause où l'impuissance conjuguée à la perte d'identité fait naître d'étonnants ressorts existentiels, où l'espace se dilate le temps d'une renaissance. Ou est-ce l'inverse ? Le temps qui se dilate l'espace d'une renaissance. Entre ciel et terre, la beauté et l'angoisse. Un bouquin réussi, prenant et sous tension, suspendu à une métamorphose. A suivre.
Valencia Palace, Annie Perreault, Le Nouvel Attila, janvier 2020, 213 pages, 18 €.
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