Par Pierre Charrel (Bifrost, Temps Noir)
Avant de sonder ces Forces étranges, sans doute n’est-il pas inutile de présenter en quelques mots leur auteur, l’Argentin Lepoldo Lugones. Né en 1874 et suicidé en 1938, ce polygraphe – sa plume s’est frottée à tous les genres, de la poésie à l’essai en passant par les diverses formes de fiction – fut en son temps tenu pour l’une des figures majeures des lettres latino-américaines. En atteste ce jugement de Jose Luis Borges, écrivant en 1955 que « certaines [des] pages [de Lugones] comptent parmi les plus abouties de la littérature espagnole. » Une reconnaissance qui n’a cependant pas empêché Lugones de sombrer dans un oubli littéraire quasi-total. La faute en incombe, sans doute, à l’engagement politique de l’écrivain qu’Antonio Werli évoque en introduction des Forces étranges, qu’il a en outre traduit. On y apprend que Lugones, après avoir été « socialiste, libéral et conservateur », fut un ardent soutien de la dictature militaire s’imposant à l’Argentine en 1930, exaltant celle-là par l’écriture de « discours fascistes ». Une orientation politique que ne trahit aucune des treize nouvelles constituant Les Forces étranges. Du moins a priori…
Écrits entre 1897 et 1906, ces récits s’inscrivent dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les littératures de l’Imaginaire, et dont Lugones parcourt un spectre conséquent. Certaines des nouvelles relèvent de la science-fiction (La Force Oméga, La Métamusique). D’autres s’apparentent à des récits légendaires, d’inspiration mythologique (Les Chevaux d’Abdère), chrétienne (Le Miracle de saint Wilfrid, La Statue de sel) ou amérindienne (L’Escuerzo). S’apparentant plus à des essais, quelques textes s’affirment quant à eux comme des spéculations poétiques sur la genèse de la Terre (L’Origine du déluge) ou de l’Univers (Essai de cosmogonie en dix leçons). Portées par un style dont l’extrême sophistication – frisant parfois un brillant maniérisme – évoque aussi bien l’écriture de Poe que celle de Villiers de l’Isle Adam, ces treize nouvelles dessinent à chaque fois un monde soumis à un faisceau de Forces étranges, toutes tapies dans l’invisible. Les unes sont d’essence sacrée, à l’instar des puissances divines (ou diaboliques…) à l’action dans les récits à tonalité fantastique, constituant par ailleurs les textes les plus convaincants du recueil. D’autres de ces Forces étranges appartiennent à l’ordre naturel, telle La Force Oméga recélée par le son ainsi que d’autres fluides imaginés par Lugones dans ses textes science-fictionnels. D’une rigueur théorique rappelant parfois les pages les plus austères de Jules Verne, ceux-ci génèrent un plaisir de lecture un peu chiche…
Mais ces récits d’anticipation confirment la vision rien moins qu’optimiste de Lugones quant à l’humaine condition. Car la rencontre de ses protagonistes avec Les Forces étranges, divines ou physiques, est à chaque fois l’occasion pour eux d’éprouver leur impuissance ontologique. Témoignant d’une angoisse foncière face à une fragilité humaine envisagée comme indépassable, Les Forces étranges est teinté d’un malaise cosmique évoquant celui d’un certain Howard Phillips Lovecraft. Un autre auteur de l’Imaginaire qui fut tenté de conjurer son angoisse existentielle par l’adhésion au fascisme, comme le rappelle la récente et magistrale biographie que lui a consacré S. T. Joshi chez ActuSF.
Les rapprochements ou comparaisons, éclairants, sont faits par Antonio Werli (introduction). Certaines de ces nouvelles ont fait l’objet d’une traduction (par Samuel Monsalve) et d’une parution préalables chez Allia en 2016 dans un volume intitulé Des Forces étranges.
Les Forces étranges de Leopoldo Lugones – Collection Les Lance-Flammes. Quidam éditeur – juin 2019 (recueil de nouvelles en partie inédites traduites de l’espagnol [Argentine] par Antonio Werli. 212 pp. 20 euros.)
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