Parfois, ça ne le fait pas. Sillages, premier roman de l'auteure grecque Kallia Papadaki, a pourtant reçu le prix littéraire de l'Union européenne en 2017, tout comme Arcueil, un livre qu'on avait adoré. Tout sur le papier incitait à l'optimisme. Une saga familiale digne d'un grand film de gangster par moment, genre Le Parrain II, et des trajectoires de migrants — Grecs, Irlandais, Italiens — empêtrés dans la misère mais tendus vers un avenir meilleur, à défaut, moins mauvais. Entraide, solidarité, on devrait se serrer les coudes et tenter de se sortir du marasme qui assomme. Plein de belles intentions dans Sillages mais, hélas, un livre lu de loin. Tentative d'explication.
On suit donc les pas de la petite Minnie avec ses tresses inégales, la famille Kambanis avec Susanne et Basil pour parents, leur fille unique Lito. Tout se passe dans la ville de Camden, New Jersey, en face de Philadelphie. Prospérité industrielle, migrations d'Européens, un XXe siècle d'or. Avant la chute. Fin de la Seconde Guerre mondiale, déclin de l'entrepreunariat, les usines sont transférées vers l'Ouest des États-Unis ou au Mexique. Fin des illusions, rêves perdus, la ville cherche mais ne trouve pas son second souffle. Voilà pour le cadre. Des familles d'Italiens, de Grecs, d'Irlandais sont venus chercher leur Terre Promise dans ces territoires, comme des promesses de prospérité. Malgré des fortunes réduites à peau de chagrin ; éponger les dettes par la vente d'un diner... La communauté doit souder, organiser, aider les faibles et protéger les pauvres. Histoire de déchirants déracinements, d'intégrations à moitié. Des récits d'optimisme obstiné, de revenus insuffisants et de pourquoi pourquoi pourquoi... Pourquoi cette "saloperie de pauvreté". La naissance ? Un visage ? Un truc fait de travers ? On parle alors de punition divine pour Neil et les catholiques, les curés comme porte-malheur. Toni, lui, n'est qu'un "froussard d'immigré". Il faut éviter, le point fermé et levé, les membres du KKK, ces WASP à la morale impeccable qui vous veulent du mal. Tous, avec leurs maigres moyens, tentent d'échapper au marasme : proprio d'un bureau de pompes funèbres, production d'une grappa maison, faire une carrière de maire. Mais la peur de la pauvreté, la petite Empoli vous la rappelle à chaque coin de rue...
(...) car le rêve américain était, et demeure avant tout une langue commune qui apaisait les dieux et endormait les démons, et qui couvrait de cadeaux et de présents tous leurs enfants adoptifs.
On s'aide entre compatriotes, on se rappelle le bon vieux temps qui était une misère, on règles des comptes aussi, le rouge sang obstruant la vue... On aurait voulu se fondre dans cette humanité des petites économies, de ceux qui triment pour survivre. Mais avouons s'être perdus dans cette saga par trop échevelée. Le récit manie le zapping temporel, l'ellipse à l'envi et la profusion de personnages-familles sans sacrifier la toile de fond politique. On goûte plutôt des instantanés, comme des photos sépia (voir la très belle couverture), des scènes fortes au rendu cinématographique. On voit le sang, les visages sales et défaits mais côté empathie, les personnages restent lointains, dilués, ne laissant pas le temps de s'attacher. Ils disparaissent aussitôt vus, sont trop nombreux. En ressort quelques scènes fortes, d'autres plus insignifiantes ou anecdotiques.
Notre détachement vient sans doute aussi de l'écriture. Des phrases longues multipliant les virgules et retardant le point. On aime pourtant les phrases sans point à L'Espadon (voir les livres de Laszlo Krasznahorkai chez le même éditeur ou A la ligne !). Mais allez savoir, si la prose confère le sentiment d'urgence à ces vies coincées entre l'espoir et le délitement, le résultat est moins musical que ronronnant. Des phrases un peu pataudes, virgule après virgule, qui nous font décrocher.
C'est pourtant un livre courageux, sincère et d'une belle portée documentaire. Sans misérabilisme, sans pathos mal placé, sans prise d'otage lacrymale. Mais voilà, nous sommes restés à quai, à portée certes mais assez loin finalement d'Ellis Island. Une fresque humaine touffue mais avec des accents de vérité qui font toucher du doigt un peu de notre condition humaine.
Sillages, Kallia Papadaki, Cambourakis, mars 2019, 250 pages, 20 €
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