L’Incivilité des fantômes de Rivers Solomon – Collection Imaginaire/Science-fiction. Éditions J’Ai Lu – 26 août 2020 (roman traduit de l’anglais [US] par Francis Guévremont. 480 pp. LdP. 8,90 euros.)
À travers l’espace vogue le Matilda, mille ans après que la Terre devenue invivable a été désertée par l’humanité. Celle-ci, ou du moins ce qu’il en demeurait, s’est embarquée sur ce gigantesque astronef, en quête d’un nouveau monde promis par la religion messianique pratiquée sur le Matilda. Le paradis ainsi promis ne sera cependant pas pour tous et toutes, ainsi que le préfigure la société inique abritée par le léviathan intersidéral. Épousant la division du Matilda entre autant de ponts que l’alphabet compte de lettres, l’existence de ses passagers s’organise selon une stricte hiérarchie. Selon que l’on soit « Haut-Pontien » ou « Bas-Pontien », on exerce ou bien on subit une domination polymorphe. Aux occupants blancs de peau des ponts supérieurs reviennent les cabines les plus vastes, la vie la plus confortable. Les membres masculins de cette élite s’arrogent en outre les professions les plus nobles de même que l’exercice du pouvoir. Pour la population noire reléguée dans les cales du Matilda, le quotidien est synonyme de promiscuité et de misère, de soumission politique et de travail forcé. Tenant à la fois du navire négrier et de la plantation du Vieux Sud étasunien, le Matilda enferme dans ses flancs une humanité que ronge l’esclavagisme : la servitude agit sur la société l’ayant érigé en système à la manière d’un cancer. Ce que suggère de manière évocatrice l’écriture tout en précision chirurgicale de Rivers Solomon. Par exemple lorsqu’elle décrit les parois des bas-ponts que dévore la rouille à la manière d’une tumeur ; ou bien lorsqu’elle dépeint les « ponts agricoles » du Matilda – la nef abrite son propre agrosystème – baignés par les radiations malignes du « Petit-Soleil », son astre artificiel.
Face à une oppression assimilée à une forme d’affection, seuls des thérapeutes sont à mêmes de lutter contre celle-ci. Tel est le cas d’Aster, la protagoniste du roman. A priori vouée par sa naissance bas-pontienne aux tâches les plus élémentaires, la jeune femme noire s’est jouée de son destin, parvenant à exercer la médecine de manière officieuse. Elle a été aidée en cela par Theo, le second protagoniste de L’Incivilité des fantômes. Le jeune homme est pourtant l’une des figures les plus puissantes de l’aristocratie du Matilda, nanti du titre respecté de « Général-Chirurgien ». Mais c’est aussi « le rejeton illégitime d’une femme noire » et un « homme qui ne fait pas ce que les hommes doivent faire, qui n’est pas ce qu’un homme doit être. » Transgenre à plus d’un titre, Theo s’est sans doute reconnu en Aster, qui est elle-même un défi aux assignations identitaires du Matilda. Dotée d’un corps oscillant entre le féminin et le masculin après avoir volontairement fait l’objet d’une « hystérectomie [et d’une] double mastectomie », la jeune Noire évolue entre bas- et haut-ponts dont elle maîtrise les langues comme les us et coutumes avec une remarquable aisance.
C’est donc à ce couple uni par l’hybridité que va revenir le soin de libérer l’humanité du Matilda d’un mal soudainement aggravé par l’arrivée au pouvoir du « Lieutenant », partisan pervers et redoutable d’une domination poussée à son catastrophique extrême. Réunissant en un geste à la fois métis et amoureux leurs volontés, Theo et Aster s’emploieront à extraire du corps social du Matilda le chancre qu’est le Lieutenant. Le combat sera rude, incertain... Et c’est à Aster que reviendra in fine la charge de partir en quête d’un viatique pour les passagers et passagères du Matilda. Car, en cela fidèle à sa tonalité assurément intersectionnelle, ce très beau roman affirme que la tyrannie ne peut en vérité être mise à bas que par celles et ceux en souffrant le plus.
On signalera enfin qu’initialement paru aux Forges de Vulcain, ce premier et beau roman de River Solomons a depuis été suivi chez le même éditeur par Les abysses, nouvelle incursion de l’autrice dans les contrées de l’Imaginaire.
Pierre Charrel (version révisée d’un article initialement paru dans Bifrost n°98)
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