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Projet El Pocero, Anthony Poiraudeau (Inculte)

 Mirage urbain tel un spectre du capitalisme, fantôme de pierres et de briques pour perspectives infinies au milieu du désert, à proximité d'une décharge de pneus. El Quiñon est bien un songe, littéralement une ville-fantôme peuplée de vide et d'utopies, déclinée en grappes d'édifices neufs et de blocs de Lego alignés, parcelles inachevées et amas d'immeubles. Anthony Poiraudeau, après avoir rappelé en quelques pages bien troussées l'origine de la crise immobilière au début des années 2000 en Espagne au regard de la crise économique plus large, se promène dans les rues d'une étrange endormie, objet de curiosité, étendue minérale du capitalisme sauvage. Pour dire les choses simplement, la ville située à 35 km au sud de Madrid aurait dû accueillir 40 000 habitants. Mais voilà, la bulle a éclaté, la spéculation s'est heurté au principe de réalité et seulement 3000 résidents, à l'époque de la rédaction du livre, finissent par loger dans ce vaisseau digne d'une science-fiction.


On n'est pas dans un roman mais dans une promenade, une étrange rêverie qui combine le gigantisme des constructions et leur rapidité d'exécution narrée à hauteur d'homme. Et forcément, vue sous cet angle, la déambulation prend l'allure d'une dérive dans les ravages des utopies et les mirages du capitalisme financier. Disons-le clairement, leurs absurdités. Mais cette fiction de papier est bien réelle. Elle s'incarne dans une décharge de pneus, des statues, des immeubles semi-fermés, des blocs de béton inachevés où affleurent la limaille. Les bribes de vie d'un angle mort, "une coulisse du naufrage dont a accouché le miracle économique espagnol". Le regard d'Anthony Poiraudeau relève tout à la fois du photographe et du réalisateur de documentaire qui décrit et montre le champ pour mieux imaginer le contrechamp. Le rappeler aussi, non sans ironie, non sans une ironie des lieux. Car il faut bien regarder en face ce qui n'existe pas mais qui est pourtant là, sous nos yeux, comme un cauchemar qui aurait englouti toutes nos illusions. Pas de centre, pas de point focal, aucun repère pour appréhender ce lac de mètre carrés asséché, en ruines. 

À de nombreuses reprises, lorsque je marche sur l'Avenue, la vision d'une station balnéaire hors saison me frappe, tout comme la sensation d'un rivage qui ne demanderait que de tourner un instant la tête pour être vu. Bien sûr, autour de moi et de la ville, il n'ya aucune mer ni étendue d'eau qui pourrait en tenir lieu (...).


Le livre, qui s'inscrit dans une magnifique démarche psychogéographique, tente ainsi par les mots d'imaginer ce que pourrait être l'âme de cette ville, abandonnée à la hâte à mi-course. Un espace où meurt la fiction, image terminale d'une ville déserte. Là où ce petit bouquin est formidable, c'est qu'il tente de révéler l'invisible, de montrer l'absence. De mer, de citadins, de commerces, de vie, d'urbanité, de perspectives. Et c'est bien le rapport du narrateur à la perception et à la distance qui s'en trouve modifié : "les lointains sont en continuité, dans l'espace, avec les lieux où je me trouve (...)". Mais ils sont malgré tout impossibles à atteindre, on peut à peine les toucher du regard, le propre des mirages, des miracles qui n'ont pas tenu leurs promesses. Rendre visible l'invisible. Un peu étouffé par le gigantisme et hébété par l'absurdité du projet a posteriori, Anthony Poiraudeau doit malgré tout se pincer pour être sûr de ne pas avoir rêvé tout ce qu'il vient de nous raconter. Direction la colline et la décharge de pneus où tout devient visible dans la scène finale (oui, ce livre est un film, tout en fantômes et quête de matérialité) : "Vue du sommet de la colline, plutôt qu'une maquette, la vue panoramique sur El Quiñon m'évoque une réinterprétation appauvrie, tridimensionnelle et grandeur nature de la Cité Idéale, la grande peinture sur bois longtemps attribuée à Piero Della Francesca." Et finit par rappeler le destin des villes nouvelles françaises imaginées dans les années 60 pour soulager Paris. Des destins géométriques, sur dalle, en béton, aux formes simples, qui parfois n'auront pas réussi à être autre chose que de simples décors de théâtre sans acteurs, même pas beaux. L'utopie d'une ville sans hommes, une v-île isolat aux eaux fantomatiques dont la propreté apparente ne trahira pas sa solitude, son inhospitalité. Du soleil, des grillages de clôture, de grandes avenues, bitume déserté, volets fermés, El Quiñon est bien une réalité qu'on voit, née d'un désir de conquête capitaliste. Une question au fond : comment les illusions prennent vie ? Les photos placées en fin d'ouvrage nous le rappellent et Anthony Poiraudeau, en bon géographe ou romancier, multiplie les images et métaphores pour tenter d'approcher le mystère ("les nouvelles villes demeureront des masses esseulées, des billes de mercure trop lointaines pour connaître jamais la fusion"). Mais lecture finie, comme lors d'un réveil comateux où le cauchemar se dissout peu à peu dans le retour au quotidien, est-on bien sûr de ne pas avoir tout rêvé ? Réponse de l'auteur à la dernière page. Fantômes de béton, spectres de briques. Une passionnante enquête en forme de songe

                                                                                                                                                                   

Projet El Pocero, Anthony Poiraudeau le poète des pierres et des pneus, Inculte urbain (collection Barnum poche), avril 2021, 156 p., 7,90€

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