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Le premier souper de Alexander Dickow – Éditons La Volte – 18 mars 2021 (roman inédit. 272 pp. GdF. 18 euros.)


Par Pierre Charrel


Spécialisé dans les littératures de l’Imaginaire (S.F., fantastique, Fantasy), La Volte combine un engagement esthétique et politique pareillement assumé. L'éditeur privilégie en effet les textes aux écritures aussi recherchées que singulières, acclimatant notamment le poétique au romanesque, explorant encore des constructions hors-normes. Soit une forme d’audace stylistique à laquelle répond celle politique de livres usant des potentialités subversives de l’Imaginaire pour porter un regard critique sur les processus de domination, tout en inventant d’autres manières de penser, d’autres façons de vivre.



Le premier souper d’Alexander Dickow répond en tous points à ces ambitions. La structure même de l’ouvrage en fait d’emblée un objet dérogeant aux règles communément admises du roman. Si Le premier souper est en effet présenté comme relevant du champ romanesque, il est en réalité constitué de trois récits distincts. Respectivement intitulées « La Rapine des nuages », « Des Idées et des Sens » et « Une chair commune », ces manières de longues nouvelles n’ont pour apparent point commun que d’évoquer les événements consignés par un certain Ronce Albène dans un ouvrage intitulé « Le Premier Souper ». Rédigées en un temps et un lieu pouvant aussi bien être le futur de notre Terre que le passé d’un astre lointain (entre autres hypothèses), ces pages inspirées par « Le Premier Souper » se déroulent dans de nombreux pays. Les uns nommés Empire phonide (« Des Idées et des Sens »), Royaume aurède ou la Causse (« Une chair commune ») sont décrits avec une luxuriance d’inspiration anthropologique et fleurent fort la Fantasy avec sa riche tradition d’États apocryphes ceints de contrées sauvages ; les autres de ces territoires, plus simplement appelés la Montagne et l’Ouvert (« La Rapine des nuages »), rattachent par leur rudesse dystopique Le premier souper au domaine de la science-fiction.

Oscillant entre plusieurs formes de l’Imaginaire auxquelles on pourrait encore adjoindre une sorte d’horreur aux échos lovecraftiens, Le premier souper parcourt un spectre d’écriture pareillement nuancé. L’on passe ainsi d’une prose omnisciente à l’austérité relevée de saillies argotiques (« La Rapine des nuages ») à une mosaïque d’archives chimériques mariant précision (para)documentaire et échappées hallucinatoires, parfois oniriques, le plus souvent cauchemardesques (« Des Idées et des Sens », « Une chair commune ») …

Les très singuliers paysages d’écriture ainsi campés se font tous le théâtre d’une anatomie de la domination. Le premier souper en dissèque quelques-uns des principaux avatars, tout en évoquant le destin de celles et ceux en étant les victimes, d’abord soumises puis bientôt révoltées. « La Rapine des nuages » met ainsi en scène un peuple d’étranges prolétaires, exploitant une mine gigantesque et labyrinthique pour l’exclusif profit d’une oligarchie au pouvoir si puissamment installé qu’elle n’a même plus à manifester ne serait-ce que sa présence physique. Il est vrai que ces damné.e.s de la terre d’un genre inédit semblent avoir atteint le degré ultime de l’aliénation, notamment doté.e.s qu’elles/ils sont d’un système digestif leur permettant de se nourrir des minéraux mêmes qu’elles/ils extraient jusqu’à l’épuisement. Mais il vient un jour où quelques-un.e.s de ces dominé.e.s, tel.le.s Penina et Jasper, prennent l’insupportable conscience de leur écrasement. Et l’une comme l’autre entrent dès lors en guerre pour conquérir leur liberté, notamment celle de pouvoir se nourrir à nouveau d’une humaine façon… Segment liminaire du Premier souper, « La Rapine des nuages » en constitue le texte le moins séduisant. Sans doute parce que le propos politique s’y fait trop explicite, empiétant sur la part fictive d’un récit ne se distinguant au fond guère de nombre d’autres anticipations dystopiques. « Des Idées et des Sens » et « Une chair commune » s’imposent en revanche de manière autrement plus convaincante, offrant même quelques-unes des pages et des visions les plus impressionnantes de l’Imaginaire contemporain.

« Des Idées et des Sens » dépeint ainsi une extraordinaire guerre opposant les humains que sont les Phonides à un peuple ultra-dimensionnel formé de purs esprits. Engagés dans une implacable conquête de l’Empire phonide, ces esprits d’outre-monde doivent pour se faire s’incarner en s’emparant des corps des Phonides pour les faire leurs… ou plutôt en absorbant ceux-ci lors d’un fascinant processus de dévoration. S’ensuivent de terrifiantes métamorphoses conférant à cette inattendue variation sur le motif de la domination coloniale qu’est « Des Idées et des Sens » une saisissante dimension d’épouvante à la H.P.L.

Si l’ombre du reclus de Providence semble planer sur l’épisode central du Premier souper« Une chair commune » évoque quant à lui plutôt des figures contemporaines de l’Imaginaire telles que Doris Lessing et son cycle de S.F. Canopus dans Argo : ArchivesUrsula K. Le Guin ou bien encore China Miéville. Cet ultime mouvement du Premier souper évoque ainsi les entreprises démiurgiques des deux premières, imaginant avec une exactitude et une profondeur d’essence anthropologique les corpus de valeurs et de croyances d’une civilisation. En l’occurrence celle du Royaume des Aurèdes, fondée sur la pratique de l’autophagie. Tenant autant de la pratique alimentaire que religieuse, l’autophagie définit plus largement le système de domination politique et inique en vigueur chez les Aurèdes. Et que les tenants de l’allophagie finiront par remettre en cause, déclenchant une lutte libératrice faisant écho à celles de « La Rapine des nuages » et de « Des Idées et des Sens ». Il faudra alors aux allophages affronter les plus fanatiques des autophages, ceux dont les pratiques effroyables donnent lieu à d’éprouvantes (et néanmoins fascinantes) évocations, évoquant par leur atrocité chimérique la puissance visionnaire d’un China Miéville.

Passée une mise en bouche laissant un peu sur sa faim, Le premier souper s’impose donc in fine comme l’une des plus stimulantes publications de l’Imaginaire de ces derniers mois. Appétissantes aurait-on encore pu écrire puisque l’acte de se nourrir est au cœur de l’univers déployé par Alexander Dickow. Mais ce n’est pas là la moindre des singularités d’un auteur dont on attend avec l’eau à la bouche le prochain ouvrage à La Volte.


Pierre Charrel

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