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Milieu, Adrien Lafille (Vanloo éditions)

 Adrien Lafille a écrit un court livre impossible à chroniquer. J'aime bien faire le malin d'habitude avec mes phrases et mes mots pour tenter d'approcher un tant soit peu une vague impression de lecture. Mais là, frérot, je baisse les armes et vous ouvre mon âme. Vous dire que ce livre m'a passionné ne serait pas tout à fait vrai. Vous dire que ce livre m'a ennuyé ne serait pas tout à fait vrai. Vous dire que je ne sais pas quoi écrire, là, tout de suite (et depuis cinq mois) n'est pas tout à fait faux. Vous dire qu'il m'en reste un truc bizarre, ancré loin dans mon esprit, c'est une évidence. Ce bouquin, je l'ai posé dix fois et l'ai repris autant de fois, comme une obsession. Je pourrais résumer l'histoire de ces deux filles, Violette et Lucie, vous dire qu'Antoine est parti avec le chien Rotor un beau jour, que ça ne servirait à rien. La mise en bière du roman et de ses attentes, extension du domaine littéraire au milieu de tout, au centre de nulle part. En attendant Antoine, en mangeant des oeufs. Six, bordel ! Près de la mer, d'une forêt, au pied d'une montagne limitée par une barrière (?). L'attente et le territoire investi par un fleuve de mots suspendu au bon vouloir d'un suspense de papier, d'une prose dépouillée. Le milieu comme un centre d'où jaillissent les mots, leur mouvement, le point de jonction d'un élan et l'aimant de quelque chose... Mais quoi ? Faire au lieu de penser ?

L'attente du désir, (l'attente d'un messie ?), de la fin, le désir de ne rien désirer et son impuissance recyclée dans le milieu, qui n'est autre que la moitié du lieu. Le milieu, c'est aussi ce qui est entre deux lieux, deux points, à mi-distance. La pure existence et le médiocre, la vie et la survie. C'est aussi ce qui est autour de nous : un paysage, une montagne, un village, une barrière. Pour exister, il lui faut un sujet car il n'existe pas en soi. Violette, Lucie ou plus simplement le lecteur. La montagne existe en tant que milieu, semble-t-il, car quelqu'un va peut-être chercher à la franchir. Dans le cas contraire, elle n'est qu'une montagne à peine visible. Tout est question de rapports. Le milieu est une affaire de médiation, un lieu où projeter des actions et des mémoires qui interagissent, où mirer ses angoisses et ses attentes, vaines sûrement. Un nid, une porte de sortie, un sas d'entrée. L'infini, le silence, l'ennui, la faim, le coup de poing et le puzzle intérieur, un village et des quadrimoteurs, la possibilité de la fuite et celle de ne pas. Comme un lieu sans lieues, construire un village, jeter des pierres, par terre au visage. Faire mal mais ne pas voir de sang. Il me semble qu'il ne faut rien en dire peut-être, la question du sens déjà oubliée. 

Juste évoquer l'étrangeté de ce livre ainsi que la fluidité de sa confusion, son extrême dépouillement en contrepoint. Un fleuve qui n'aurait pas de source et nulle part où se jeter en attendant Antoine, son souvenir diffus qui glisse et part ailleurs tel un fantôme d'encre avec des moteurs silencieux dans la nuit, l'écho d'un bruit impossible à identifier, à capter. Il me reste donc des images cinq mois après ma lecture mais je n'ai pas (encore) la langue pour en parler. Adrien Lafille a écrit le livre qu'attendaient Fabien Clouette et Quentin Leclerc dans Speedboat : "On veut une littérature révolutionnaire et illimitée". Comme pour toute révolution, on n'a pas encore les clés, les outils, l'expérience et le langage pour en parler. Roman de l'attente pure et de l'indécision, plus que de la disparition, sûrement la seule voie intéressante en littérature. Un roman de l'attente qui n'attend rien sinon sa propre disparition, recycle ses impuissances dans l'effacement, le glissement. La carte et le milieu sans le sens, sans portulan, le territoire sans même la question de l'espoir. Juste la survie. 

De moins en moins de mots. Oui, mais il y avait des livres sur la partie de l'étagère qui était celle de Violette, c'est Antoine qui les avait apportés d'où il venait. Un livre contenait tellement de mots compliqués que le lire ne laissait rien dans la tête à part ça : les choses existent mais ce n'est pas la peine d'en dire quoi que ce soit.

Alors une dernière chose, la plus belle quand on écrit son propre livre. Adrien Lafille a créé sa déroutante mafia littéraire, radicale par sa simplicité, sa volonté de raconter sans effets, sans intentions, le conte revisité ? Un livre comme une mafia de mots avec ses propres lois, toujours à inventer, à définir, impossible à attraper. Des lois qui libèrent par-delà la peur, la souffrance et l'attente. La seule loi de ce livre, je crois, c'est de ne pas en avoir. Car c'est la loi du Milieu.

                                                                                                                                                               

Milieu sain, le fou Adrien Lafille, le fou Vanloo, mai 2021, 103 p. d'attente, 16€ les six oeufs 

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