On n'a jamais lu rupture amoureuse aussi comique ! On n'attendait pas moins du génial Fabrice
Caro (dit Fabcaro), auteur le plus drôle du moment en bande dessinée (Zaï
Zaï Zaï Zaï, Et si l'amour, c'était aimer ? Moins qu'hier, plus que demain ;
Carnets du Pérou...). Votre serviteur a d'ailleurs dit tout le bien qu'il
en pensait sur Bodoi.info (voir les Top 10 2018).
Comment écouter Le Discours alors ? C'est simple : bien calé dans votre fauteuil, un stylo Bic
pour l'Afrique dans la main droite, un verre de jus d'orange posé sur la table
basse, en pensant au Bénin ou à Sonia. Vous plaindrez Adrien, en pleine dépression à 30 ans, quitté
lâchement par sa moitié à 40, ou presque. Et, comble du désastre, son beau-frère Ludo lui demande une
faveur : un petit discours pour son mariage ! Angoisses, gouttes de
sueur qui perlent... Adrien, parfait nerd, en est absolument
incapable. Il s'entraîne mais échoue, tout juste bon à fabriquer un porte-serviette en forme de bite pendant le cours de techno au collège. Car Adrien est le genre de type qui oublie un point d'interrogation à
la fin d'un texto. Et Sonia, sa copine, souhaite faire une
pause. Une pause qui a pour nom Romain et dure depuis 36 jours ! La descente dans l'enfer des sentiments, celle d'un gars pathétique qui a tout loupé dans la vie. Vous imaginez, il n'a pas fait CONSTRUIRE ! Et lui d'achever : "J'ai quarante ans et j'achète des Tic Tac pour cacher à mes parents que je fume, voilà où on en est."
Bienvenue dans le monde joyeusement névrosé de Fabrice Caro. En BD, l'auteur a
montré toute sa science du comique absurde, dans un registre percutant et ultra
efficace. En roman, le style gagne en profondeur, se fait plus grave.
La drôlerie se pare de désespoir et, de l'alchimie des contraires naît un
regard cru, sans fard, sur la médiocrité ordinaire et le rôle joué par chacun, qui confine à l'invisibilité sociale. Un bouquin d'une lucidité presque douloureuse. Car Fabcaro a tout compris de la comédie sociale et du théâtre absurde des apparences. Et donc se moque
beaucoup malgré une empathie évidente. Des gens, des conversations terre-à-terre — du
chauffage au sol à la taxe d'habitation — du conformisme lénifiant, des postures et conventions
ridicules, évoquant le cancer ou le suicide entre un gigot et un gratin dauphinois, écoutant à peine un père trop bavard. Le constat froid aussi, et désenchanté, du vide relationnel entre membres d'une fratrie : "Une fois enlevés les ratés, que nous resterait-il à partager ? Notre méconnaissance de l'autre est notre seul lien".
Découpé en petits chapitres, alternant essais de discours et morceaux choisis du repas de famille, le livre enchaîne perles de logorrhée névrosée, scènes d'anthologie — celle sur l'Afrique et la chenille sont jubilatoires — et répliques cultes : "Le soir même de mes trente ans, j'étais sur le canapé avec mes parents et nous avions regardé Le gendarme de Saint-Tropez, et c'est probablement la définition la plus précise que l'on puisse donner de la dépression".
Découpé en petits chapitres, alternant essais de discours et morceaux choisis du repas de famille, le livre enchaîne perles de logorrhée névrosée, scènes d'anthologie — celle sur l'Afrique et la chenille sont jubilatoires — et répliques cultes : "Le soir même de mes trente ans, j'étais sur le canapé avec mes parents et nous avions regardé Le gendarme de Saint-Tropez, et c'est probablement la définition la plus précise que l'on puisse donner de la dépression".
Des outils simples : situations grotesques, running-gag, cynisme vachard, sens de la chute... Fabrice Caro dramatise tous les enjeux pour mieux pointer, par des tirades décalées, l’absurdité même des rapports sociaux contemporains. Mais l'humour noir neutralise la catastrophe à venir, qui devient objet d'un constat doux-amer. Notre inadaptation au réel anesthésie toute relation sociale et le repas de famille, lieu et symbole d'unité par excellence, devient le miroir de nos errances, de notre solitude existentielle et d'une forme d'aliénation au monde, qui interdit d'échapper à son rôle. Le révélateur d'une incommunicabilité tenace. Mais plutôt que sombrer, Fabrice Caro fait le choix d'une dérision totalement assumée — vous rirez aux éclats — raillant avec bonheur son héros torturé, figure universelle du mal-être. Un superbe et attachant loser, navigant entre poivrons et permafrost, Cioran et Pessoa...
Souvent hilarant et finalement d'une touchante gravité, Le Discours s'impose comme une brillante comédie sociale, délicieusement grinçante. Avec en toile de fond ce rire désespéré très émouvant. (4/5)
Le
Discours, Fabrice
Caro, Gallimard/Sygne, octobre 2018, 16 €
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