Génie
ou imposteur ? Je me suis souvent posé la question au sujet des livres de
Murakami. La trilogie 1Q84 m'avait fasciné au moment de sa sortie. Son
nouveau roman — un diptyque, Le Meurtre du Commandeur — produit un peu
la même impression, l'effet de surprise en moins. Car on nous la fait pas, on
connaît la recette maintenant. L'étrangeté à chaque coin de rue, l'imprévu qui
surgit de nulle part, des êtres toujours un peu paumés, orphelins d'une
boussole existentielle à même de sublimer le destin.
Ici, il s'agit
d'un portraitiste, certes talentueux mais noyé dans la nasse, quitté par sa
femme après six années d'un mariage ordinaire. Après une errance solitaire, il
se retrouve dans une maison isolée de la montagne nippone. Et là, des
phénomènes étranges. D'abord un tableau nihonga, manifestement caché par son
auteur, un célèbre peintre. Il s'intitule Le Meurtre du Commandeur. Plus
tard, une clochette qui sonne à 1h35 du matin sans prévenir. Et puis ce
richissime et mystérieux voisin, Menshiki, qui lui commande un portrait en
échange d'une somme mirobolante...
Et le plus étonnant, c'est que
rien ne se passe ou presque au cœur de ces montagnes reculées. Juste une
ambiance, cotonneuse, ouatée, celle des rêves, des cauchemars. Mais tout est
dans le "presque" car, on ne sait comment, lentement, le récit opère
un subtil glissement vers le fantastique sans jamais vraiment surprendre ou
choquer. Du Japon à l'Autriche de l'Anschluss en 1938, Murakami nous balade
avec la force du naturel et une certaine tranquillité dans le récit des faits.
La bizarrerie est tenace chez Murakami, elle suspend le temps et en retient le
sens, interrogeant le sens profond des choses terrestres, caché dans des Idées
qui apparaissent sous forme d'avatars. Il y a ce que l'on voit, ce que l'on
devine et ce qui nous échappe, un méta-monde pétri d'incertitude et d'angoisse
latente. Les questions posées sont toutes simples, presque fumeuses. Mais
voilà, Murakami a l'art de trouver la clé des songes sans avoir l'air d'y
toucher. L'ordinaire touche au merveilleux. Un merveilleux à plat. A l'image de
cette réflexion du personnage principal (p. 439) : "Qu'est-ce que ça
vous fait ? Je pourrais dire que j'éprouve un sentiment de bizarrerie. Alors
que jusque-là je marchais normalement sur ce que je pensais être mon propre
chemin, voilà que soudain celui-ci a disparu sous mes pas, et c'est comme
si j'avançais simplement dans un espace vide sans connaître de direction, sans
plus aucune sensation ; voilà ce genre de sentiment". Partagé par un
lecteur sans repère...
Que penser de ce premier tome ?
Difficile à dire. Oscillant entre onirisme et étrangeté, il est aussi
insignifiant que fascinant. Alors on se fiera à une impression, toute bête :
celle de ne pas avoir pu lâcher ce bouquin de presque 500 pages et l'envie de
se jeter sur le tome 2. C'est rare ! (4/5)
Le Meurtre du Commandeur, Haruki Murakami, Belfond 2018, 23,90 €.