Le dernier Renaudot (on est ravis pour Le Tripode, récompense d'un travail acharné !)
est pour le moins original. Pas d'intrigue, pas de suspense, aucun pathos dans Le Sillon, mais la radiographie d’un
pays, la Turquie, née sur les cendres de l’Empire Ottoman voilà presque un
siècle et nostalgique d'une puissance perdue. Un roman qui condense en fait plusieurs livres. Une romance, une
chronique sociale et politique (d'abord une toile de fond qui devient le sujet principal du livre), un témoignage aussi, sous la forme d’une double
quête identitaire.
D’abord l’histoire de
cette narratrice, française, partie rejoindre son compagnon turc à Istanbul.
Une quête intime, individuelle, qui s’efface peu à peu derrière la quête d’une
nation-mosaïque, collective celle-là. Celle d’un peuple en mal d’identité, lancé sur les
rails balbutiants de la démocratie, entre nationalisme croissant et perte des repères. C’est aussi l’histoire d’un rapport de
force entre Turcs et minorités — des Arméniens aux Kurdes en passant par les Alévis et les Syriens — marquées par le ressentiment, la suspicion ou la
défiance, fil d’une Histoire « épileptique ».
Un présent qui sonne comme « un moment historique de bascule d’un État de droit dans
l’arbitraire ». Enfin, c’est aussi l’histoire d’un livre, de ses conditions de réalisation, à
travers l’enquête menée par la narratrice sur la mort du "dissident" arménien
Hrant Dink, fondateur de l’hebdomadaire Agos
publié en turc et en arménien, assassiné en janvier 2007 par un
nationaliste turc devant les locaux du journal. Le récit de ce que ce livre aurait pu être et ce qu’il ne sera jamais.
Le Sillon, rythmé par de courts chapitres, immerge dans cette réalité à mi-chemin entre Europe et Orient, symbolisée par « les petits Kemal, les fils de la classe moyenne laïque turque ; biberonnés à la culture européenne, de plus en plus minoritaires et pas préparés à l’être dans un pays dont ils n’ont pas vu venir l’inversion des rapports de force ». Il faut s’imprégner de ces paroles et de ces trajectoires heurtées, « dans ce pays où la tradition démocratique se confond (…) avec le culte de l’armée (…) ». Car cette histoire d’amour qui déraille est à l’image de ce pays tiraillé entre un fragile désir de démocratie et l'horizon de la tyrannie. Le Sillon peint une réalité sociale violente derrière la jolie carte postale de Sainte-Sophie : des gens inquiets voire paranoïaques qui ont peur d'être vus ; une ville sous tension qui vit impuissante au rythme des événements : un meurtre, un putsch manqué, une arrestation, une agression gratuite, un emprisonnement arbitraire ou la liberté à cause d’une erreur administrative, les attentats... Lointains échos d’une histoire génocidaire pas encore réglée, qui contamine des relations oscillant entre dialogue de sourds, menaces et attaques délibérées.
Les lieux — la
place Taksim, Argos, le Muz, l’ersatz de tribunal — dessinent la géographie d'un combat des valeurs quand les individus (écrivains, artistes ou journalistes), de simples démocrates pacifistes en quête d'idéal —Hrant Dink, Tahir Elçi, Asli Erdogan ou Necmiye Alpay — cristallisent la
lutte. Avec son regard de française volontiers critique envers... la France,
Valérie Manteau ne juge pas, ne moralise jamais le regard mais évoque des réalités que l’on croit connaître sans jamais les voir, et montre la Turquie de l’intérieur, ses convulsions, "ses contradictions insolubles", son effondrement, à hauteur
d’hommes et de femmes. Si l'amertume ou le désespoir sont bien là, l'auteure distille malgré tout un peu d’humour : « (…) les Turcs, les Kurdes, les Syriens, les
travailleurs pseudo-humanitaires, ils peuvent tous crever dans leur croissant
fertile de merde : cette terre est maudite, sauve qui peut ». Ou
ironise à pas feutrés. Avec une écriture "parlée", vivante, en prise avec
l’urgence qui rend présent le souvenir des morts, leur voix et leurs idées.
Ce sillon cabossé,
profond, irrigué du sang des martyrs, résonne de leurs paroles, toujours avec empathie et refus du cynisme chez Valérie
Manteau. Un livre qui invite à une
lecture attentive et qu’il faut laisser infuser. Comme le rappel aux forces obscures qui hantent. Comme l’hommage
pudique aux esprits libres, d'une discrète solennité (3.5/5).
Le Sillon, Valérie Manteau, Le Tripode, septembre 2018, 17 €.
Le Sillon, Valérie Manteau, Le Tripode, septembre 2018, 17 €.
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