Tantôt brillant, tantôt ennuyeux, à la fois fascinant et exaspérant, Les Outrages signé de l'auteur danois Kaspar Colling Nielsen, va droit au but. L'Occident est dépassé, la gestion du capital et les hautes technologies dessinent un futur cerné d'insécurité migratoire, vaines compensations d'un homme blanc européen frustré et voué à la solitude éternelle. On est bien dans un "roman houellebecquien" où la misère sexuelle le dispute au vide affectif. Christian incarne l'artiste plein de thunes (ça vaut quoi en euros 200 000 couronnes ?) qui, à quarante ans passés, passe ses journées à profiter d'une petite jeune à peine majeure. Stig, l'ex-punk drogué désormais galeriste sans talent, fait la leçon à sa fille suicidaire alors que son mariage avec Elisabeth bat de l'aile. Leur ville est en proie à des tensions communautaires sur fond d'islamisation rampante. Et pour réguler les flux de ceux qui ne veulent pas vivre avec les règles danoises, le pays à créé une ville au Mozambique, Frederikstaad, une enclave urbaine aux allures de camp de concentration où le Danemark envoie tous les indésirables. Et Stig ne les aime pas, pas du tout, eux qui seraient prêts à violer sa petite Emma d'à peine 21 ans. Voilà un livre plein d'ambitions (trop ?) qui pose des questions essentielles avec un humour dévastateur souvent, en passant totalement à côté de son sujet parfois. Pour un résultat étonnant mais peu tenu car bien fourre-tout.
Le livre repose en partie sur cette double interrogation (p. 178) : "Ou bien il existait une empathie véritable entre les gens, et la vie valait en principe le coup d'être vécue. Ou bien il n'y avait que des reflets égoïstes et des relations d'utilité". Du coup, est-ce que la vie valait d'être réellement vécue ? Le texte pose la question sans jamais vraiment trancher même si l'humour cynique déployé fait la part-belle à la deuxième option. Car Nielsen n'y va pas par quatre chemins. Christian, plein aux as, a chopé une splendide Mia, tout juste majeure. Un miracle, lui-même n'y croit pas. On vous laissera découvrir pourquoi. C'est tout à fait trash au début puis la farce vire au loufoque. La prose est frontale, le style rentre-dedans et ne s’embarrasse guère d’ambiguïté. Au début. On sent parfois la provoc' facile ou gratuite, une façon d'être poseur. Mais le texte développe un vrai propos : qui sont les plus fous ? Les animaux, cruels et guidés par un instinct destructeur, ou les hommes, des cyniques et des cupides incapables d'empathie ? Les cours chapitres alternent entre chronique sociale ou politique et fable qui fait parler les animaux. Nielsen travaille le trouble et fait un livre sur la bestialité contenue dans l'être humain et inversement. Évoque la possible humanité de monstres mais qui sont-ils ? Les animaux, les hommes, les machines ? A quel points sommes-nous aliénés ?
Si Christian ne peut pas sauter Mia, il ne veut plus peindre.
Il faut alors goûter cette scène sidérante sur les drones designers utilisés pour accomplir la décoration des maisons. A quel point sommes-nous déshumanisés ? C'est à l'aune de ce questionnement qu'il faut lire la violence des propos de Stig, la politique anti-migrants et la crudité des scènes de sexe (très souvent réussies d'ailleurs). Mais Nielsen va tellement loin parfois que ça en devient grotesque (le trio entre Christian, Mia et la fille au pair). Oui, l'Occident est détraqué : Stig déprime, sa fille veut se suicider avant le sursaut humanitaire, ingurgite des médocs et tous sont en proie à une solitude désenchantée que l'on tente de conjurer par du sexe dépravé et de la junk food. En sautant de conscience en conscience, Nielsen dévoile un monde aliéné et décrépit d'une violence terrible. Sans horizon sinon de s'en remettre aux intelligences artificielles, comme un défaut d'ambitions. Sans ressort, sans volonté, sans idéal. Reste une utopie mécaniste. Et l'humour, à l'image de ce dialogue hilarant entre Stig, l'individualiste-arriviste-islamophobe, et sa fille Emma, pleine d'empathie, généreuse et bienveillante envers les musulmans parqués à Frederikstaad. Un dialogue de sourds entre un dépressif et une suicidaire...
Stig se leva, mais pas pour honorer un rendez-vous important. En réalité, il aurait vraiment préférer rester auprès d'Emma. Oui, c'était le seul et unique endroit où il avait envie d'être dans ce monde fondamentalement désagréable. Ce qu'il aurait voulu par dessus-tout, c'est lui tenir la main, rien que ça, toute la nuit (...).
Et les sentiments dans tout ça ? Ils sont bien là si l'on sait lire entre les lignes. Nielsen, derrière l'image d'enfant terrible des lettres danoises ou la posture du sale gosse, est peut-être bien un grand moraliste et romantique au sens où il dénonce un monde abhorré tout en ayant une idée très haute de ce que la société pourrait être. Il veut y croire sans y parvenir tout à fait. De là naît Les Outrages, roman sociétal et critique dystopique d'un monde voué au chaos.
Pour résumer, on sent du génie chez Nielsen, les fulgurances sont nombreuses mais un livre aussi maladroit et foutraque. On ressort heureux d'avoir découvert une voix singulière - certaines scènes sont captivantes — mais aussi frustré par ce livre inabouti.
Les Outrages, Kaspar Colling Nielsen, Calmann-Lévy, janvier 2019, 414 p., 21,50 €
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