Si tout est vrai, alors cette histoire est fascinante. Si tout n'est que fiction, c'est encore plus fort. Entre les deux, la seule grande question qui vaille, celle du réel ("Si être réel c'est exister dans l'esprit des gens, alors oui, pour moi, elle est bien réelle"). Car la beauté de la littérature tient dans son incertitude, un art des possibles déployé à l'infini. Un vertige. Comment parler d'un livre dont le sujet n'existe pas ? Qui n'a jamais existé sinon dans la tête des gens, sur une feuille de papier comme Copyright Trap ? C'est le principe abyssal de ce livre pensé comme un film ou un album photo, par strates et plans-séquences.
Le sujet en deux mots. Avril 1931, Desmond Crothers, cartographe passionné, travaille à la General Drafting, entreprise florissante de production de cartes routières qu'a créé un certain Otto G. Lindbergh. Le patron confie à l'employé une tâche importante, comme une belle marque de confiance : alors qu'il travaille sur la carte du Grand Est américain, Desmond doit trouver un Copyright Trap, "une erreur délibérée" —prérogative du boss d'habitude— à savoir une ville imaginaire à placer sur la carte pour éviter tout plagiat. En hommage à sa femme Rosamelia, il l'appelle Rosamond... Le début d'une lune de miel, d'une épopée et d'une Histoire.
Une ville imaginaire, inventée de toutes pièces donc, qui finit par endosser tous les costumes que chacun veut bien lui donner : lieu d'un concours de Miss, décor de film, scène pour photographe, utopie d'un Walt Disney, matière d'un roman de Stephen King. Par essence, une carte est déjà un mensonge. Le fameux dilemme de la représentation à plat d'une sphère. Le géographe Yves Lacoste, en 1976, écrivait : "La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre". Nouvel adage : "La géographie, ça sert, aussi, à faire littérature" (bon, on le savait déjà). Tout comme la littérature a fait du mentir-vrai son principe, offrant des imaginaires de vérité et d'indétermination. Dans ce contexte, le nouveau livre d'Olivier Hodasava est un bijou, surfant sur une vague ténue entre la réalité et le merveilleux qui gît dans toute croyance, ou toute volonté de croyance. Oui, on a envie de croire à une forme de magie, aux forces surnaturelles des lieux, à l'image de cet éclair qui foudroie au milieu de nulle part deux bimbos des campagnes. Qu'importe si tout cela est vrai ou pas, le lecteur y croit, autant que Desmond Crothers, autant que cet enquêteur, personnage méta-fictionnel par excellence, parti sur les traces d'un lieu imaginaire. Autant que tous ces personnages partageant avec le lieu une intimité de croyances et de foi. Car tout commence avec une épopée, celle d'une entreprise florissante de cartes routières. On pense à Citizen Kane et son Rosebud. Rosebud, comme Rosamond, des mystères féconds. Une épopée jusqu'au procès. Puis l'enquêteur (peut-être l'écrivain ou un autre) décide de tracer la généalogie du lieu, allant à la rencontre de la petite-fille de Desmond. Croisant Walt Disney, Stephen King et des proches de Desmond Crothers. Recueillant toutes les infos possibles, des photos aux anecdotes en passant par les on-dit, s’immisçant dans les plis et replis du réel, ses failles et silences. Résultat, "Rosamond, par un subtil effet performatif, s'était mis à exister vraiment". Vertige irréel. Tout l'objet du livre est ensuite de montrer comment.
Revenons à cette idée : le livre et sa construction pensés comme un film. L’œil du réalisateur et le regard du photographe nourrissent les représentations d'une ville qui finit par exister vraiment, concrètement, dans notre esprit. Lire "Une ville de papier", c'est comme regarder, bien calé dans son fauteuil, un film en noir et blanc ou un vieil album photo couleur sépia, avec la tendresse du regard bercé de mélancolie. Désir de se plonger dans les récits d'antan, de s'ouvrir aux possibles et à ces regards plein d'éclat. La prose pense en plan, en distance focale et fractales. Pose strate après strate, comme un long plan séquence à travers les époques (magie du roman!), sorte de millefeuille de temporalités. Puis floute et zoome, capture des détails dans le décor. En hors-champ, un mythe se dessine. Un livre de papier auquel l'écriture confère une étonnante profondeur de champ. Le papier et la ville deviennent substance. Expliquons-nous : Desmond crée des cartes et travestit donc la réalité, ment sur les proportions et les angles (passage de la 3D à la 2D, sphère à plan). Il crée une illusion dans l'illusion, Rosamond (l'histoire du "faux faux panneau" aussi). Mais par un étonnant renversement de perspective, de l'invention d'un nom naît un lieu (une réalité) qui en retour la nourrit jusqu'à la faire disparaître en tant que telle. L'illusion s'est effacée, a disparu. La ville a toujours existé. Ou le croit-on.
Mais Une ville de papier est aussi une formidable histoire d'amour comme on n'en lit plus, tragique, puissante, entre Desmond et Rosamelia. Deux destins nourris par la musique et la géographie. On vous laisse lire. Comme on appuierait sur le bouton d'un appareil photo argentique, Une ville de papier déclenche une envie immédiate de voyage, d'évasion. Et plus trivialement, aussi, l'envie de se faire avoir. Plus les souvenirs s'amoncellent, s'entourent d'anecdotes et de fictions, plus l'enquête creuse la charge émotionnelle, épaissit le fantasme du lieu. Strate après strate. Au-delà, il est question d'une vie à inventer et quand le récit glisse d'une description factuelle à la mise en abîme, le film se pare de magie. Oui, pas moins. Car il semble répondre à un fantasme ancestral, démiurgique : inventer nos vies, faire le monde à notre image, un monde idéal, parfait, une utopie minérale et politique. A la fois fascinante et terrifiante (voir le chapitre sur les envies urbaines de Walt Disney). Entre Ebenezer Howard et sa cité-jardin, Franck Lloyd Wright et son style prairie et l'urbanisme soviétique façon Staline...
Tout géographe le sait, une carte est un enchantement, une poésie renouvelée, la possibilité d'une découverte. Une carte, c'est appréhender et s'approprier une partie du réel par l'imaginaire et, de fait, le réinventer, le magnifier, lui conférer âme et substance. Superbe paradoxe s'agissant d'une simple feuille de papier. Par laquelle chacun se fait pionnier, chercheur d'or, découvreur, conquérant, explorateur, ce bout de papier avec des couleurs répondant au désir inconscient du gamin en quête de trésor. C'est l'effet produit par ce livre qui raconte l'histoire d'un lieu qui n'existe pas. Rosamond, ville fantasmée, hommage à une femme et garde-fou d'un plagiat. Projet d'utopie urbaine. Matière d'un livre et décor pour long métrage. Labyrinthe de miroirs, miroir de représentations dont la contagion vous saisit de vertige. Musée et "déclencheur de rêveries". Rien d'autre que de l'encre sur du papier, des lettres au crayon ou des annotations. Le son et le souffle de l'épopée, mais une épopée pour initiés.
En fin de compte, si le livre est si puissant, c'est qu'il crée sa propre mythologie, avec ses héros ordinaires et leurs petites tragédies, ses références et son système narratif. Comme si l'on jouait à Sim City en vrai. Comme du Lego en réalité augmentée. Des petites briques en plastique avec une âme. Une mythologie, ses topoï, des noms, des anecdotes, des valeurs aussi à travers cette galerie de personnages très touchants, projetant leurs désirs, leurs envies et leurs souvenirs sur cette ville qui confine au mythe. Hommage, épopée, histoire d'amour, projet, Une ville de papier est tout cela à la fois et même bien plus encore. Oui, on brûle de s'y rendre. Pas à New York, pas à Los Angeles hein, mais bien à l'invisible Rosamond !
Le sujet en deux mots. Avril 1931, Desmond Crothers, cartographe passionné, travaille à la General Drafting, entreprise florissante de production de cartes routières qu'a créé un certain Otto G. Lindbergh. Le patron confie à l'employé une tâche importante, comme une belle marque de confiance : alors qu'il travaille sur la carte du Grand Est américain, Desmond doit trouver un Copyright Trap, "une erreur délibérée" —prérogative du boss d'habitude— à savoir une ville imaginaire à placer sur la carte pour éviter tout plagiat. En hommage à sa femme Rosamelia, il l'appelle Rosamond... Le début d'une lune de miel, d'une épopée et d'une Histoire.
Une ville imaginaire, inventée de toutes pièces donc, qui finit par endosser tous les costumes que chacun veut bien lui donner : lieu d'un concours de Miss, décor de film, scène pour photographe, utopie d'un Walt Disney, matière d'un roman de Stephen King. Par essence, une carte est déjà un mensonge. Le fameux dilemme de la représentation à plat d'une sphère. Le géographe Yves Lacoste, en 1976, écrivait : "La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre". Nouvel adage : "La géographie, ça sert, aussi, à faire littérature" (bon, on le savait déjà). Tout comme la littérature a fait du mentir-vrai son principe, offrant des imaginaires de vérité et d'indétermination. Dans ce contexte, le nouveau livre d'Olivier Hodasava est un bijou, surfant sur une vague ténue entre la réalité et le merveilleux qui gît dans toute croyance, ou toute volonté de croyance. Oui, on a envie de croire à une forme de magie, aux forces surnaturelles des lieux, à l'image de cet éclair qui foudroie au milieu de nulle part deux bimbos des campagnes. Qu'importe si tout cela est vrai ou pas, le lecteur y croit, autant que Desmond Crothers, autant que cet enquêteur, personnage méta-fictionnel par excellence, parti sur les traces d'un lieu imaginaire. Autant que tous ces personnages partageant avec le lieu une intimité de croyances et de foi. Car tout commence avec une épopée, celle d'une entreprise florissante de cartes routières. On pense à Citizen Kane et son Rosebud. Rosebud, comme Rosamond, des mystères féconds. Une épopée jusqu'au procès. Puis l'enquêteur (peut-être l'écrivain ou un autre) décide de tracer la généalogie du lieu, allant à la rencontre de la petite-fille de Desmond. Croisant Walt Disney, Stephen King et des proches de Desmond Crothers. Recueillant toutes les infos possibles, des photos aux anecdotes en passant par les on-dit, s’immisçant dans les plis et replis du réel, ses failles et silences. Résultat, "Rosamond, par un subtil effet performatif, s'était mis à exister vraiment". Vertige irréel. Tout l'objet du livre est ensuite de montrer comment.
Comme ça, s'il venait à quelqu'un d'imiter sa carte, de la copier, avec dessus cet élément connu de lui seul, ça ne pouvait être qu'un jeu d'enfant, ensuite, de prouver le plagiat.
Revenons à cette idée : le livre et sa construction pensés comme un film. L’œil du réalisateur et le regard du photographe nourrissent les représentations d'une ville qui finit par exister vraiment, concrètement, dans notre esprit. Lire "Une ville de papier", c'est comme regarder, bien calé dans son fauteuil, un film en noir et blanc ou un vieil album photo couleur sépia, avec la tendresse du regard bercé de mélancolie. Désir de se plonger dans les récits d'antan, de s'ouvrir aux possibles et à ces regards plein d'éclat. La prose pense en plan, en distance focale et fractales. Pose strate après strate, comme un long plan séquence à travers les époques (magie du roman!), sorte de millefeuille de temporalités. Puis floute et zoome, capture des détails dans le décor. En hors-champ, un mythe se dessine. Un livre de papier auquel l'écriture confère une étonnante profondeur de champ. Le papier et la ville deviennent substance. Expliquons-nous : Desmond crée des cartes et travestit donc la réalité, ment sur les proportions et les angles (passage de la 3D à la 2D, sphère à plan). Il crée une illusion dans l'illusion, Rosamond (l'histoire du "faux faux panneau" aussi). Mais par un étonnant renversement de perspective, de l'invention d'un nom naît un lieu (une réalité) qui en retour la nourrit jusqu'à la faire disparaître en tant que telle. L'illusion s'est effacée, a disparu. La ville a toujours existé. Ou le croit-on.
Mais Une ville de papier est aussi une formidable histoire d'amour comme on n'en lit plus, tragique, puissante, entre Desmond et Rosamelia. Deux destins nourris par la musique et la géographie. On vous laisse lire. Comme on appuierait sur le bouton d'un appareil photo argentique, Une ville de papier déclenche une envie immédiate de voyage, d'évasion. Et plus trivialement, aussi, l'envie de se faire avoir. Plus les souvenirs s'amoncellent, s'entourent d'anecdotes et de fictions, plus l'enquête creuse la charge émotionnelle, épaissit le fantasme du lieu. Strate après strate. Au-delà, il est question d'une vie à inventer et quand le récit glisse d'une description factuelle à la mise en abîme, le film se pare de magie. Oui, pas moins. Car il semble répondre à un fantasme ancestral, démiurgique : inventer nos vies, faire le monde à notre image, un monde idéal, parfait, une utopie minérale et politique. A la fois fascinante et terrifiante (voir le chapitre sur les envies urbaines de Walt Disney). Entre Ebenezer Howard et sa cité-jardin, Franck Lloyd Wright et son style prairie et l'urbanisme soviétique façon Staline...
Tu vois, quand on fabrique une carte, quelle que soit la carte, on ajoute un élément fictif, une ville par exemple, une ville qui n'existe pas. On appelle ça une ville de papier — c'est joli, non, comme terme ?
Tout géographe le sait, une carte est un enchantement, une poésie renouvelée, la possibilité d'une découverte. Une carte, c'est appréhender et s'approprier une partie du réel par l'imaginaire et, de fait, le réinventer, le magnifier, lui conférer âme et substance. Superbe paradoxe s'agissant d'une simple feuille de papier. Par laquelle chacun se fait pionnier, chercheur d'or, découvreur, conquérant, explorateur, ce bout de papier avec des couleurs répondant au désir inconscient du gamin en quête de trésor. C'est l'effet produit par ce livre qui raconte l'histoire d'un lieu qui n'existe pas. Rosamond, ville fantasmée, hommage à une femme et garde-fou d'un plagiat. Projet d'utopie urbaine. Matière d'un livre et décor pour long métrage. Labyrinthe de miroirs, miroir de représentations dont la contagion vous saisit de vertige. Musée et "déclencheur de rêveries". Rien d'autre que de l'encre sur du papier, des lettres au crayon ou des annotations. Le son et le souffle de l'épopée, mais une épopée pour initiés.
En fin de compte, si le livre est si puissant, c'est qu'il crée sa propre mythologie, avec ses héros ordinaires et leurs petites tragédies, ses références et son système narratif. Comme si l'on jouait à Sim City en vrai. Comme du Lego en réalité augmentée. Des petites briques en plastique avec une âme. Une mythologie, ses topoï, des noms, des anecdotes, des valeurs aussi à travers cette galerie de personnages très touchants, projetant leurs désirs, leurs envies et leurs souvenirs sur cette ville qui confine au mythe. Hommage, épopée, histoire d'amour, projet, Une ville de papier est tout cela à la fois et même bien plus encore. Oui, on brûle de s'y rendre. Pas à New York, pas à Los Angeles hein, mais bien à l'invisible Rosamond !
C'est comme exaucer un rêve d'enfant : je veux donner vie à cette ville née de l'imagination d'un cartographe. Il faut absolument que je le rencontre, cet homme, celui qui l'a inventée. Demain, je mets une équipe sur le coup.
Pour être franc, lecture finie, on a eu l'envie d'enquêter sur la toile, vérifier, croiser les infos, étudier les photos. Comme Desmond, comme le narrateur, comme l'auteur. Et puis non, surtout pas, ce serait la dernière chose à faire si l'on veut garder la magie intacte. Laisser infuser l'émotion qu'il procure. A l'image de cette scène finale, la découverte impromptue d'une stèle chargée d'histoires. Un bout de pierre caché par de hautes herbes, avec un grand cœur à l'intérieur... L'une de nos plus belles lectures en 2019.
P.S. : notre Copyright Trap sera Hermivier, plage des Tilleuls. RDV sur Instagram pour la carte (lien sur le portail du blog, en haut...).
Une ville de papier fascinante, Desmond Olivier Hodasava Crothers , avril 2019, éditions Inculte, 135 pages émouvantes, 15.90€
J'avais déjà entendu parler je crois de cette idée de "ville imaginaire" sur les cartes, je ne sais plus dans quel contexte... mais j'adore le principe de départ de cette histoire !! ;) <3
RépondreSupprimeroriginal! Pourquoi pas!
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