L'invisible, l'autre nom des déchets, des déclassés. Ou plutôt l'autre nom de ce(ux) que l'on refuse de voir et la reconversion des paysages comme métaphores de lendemains qui chantent (ou pas). Les discours technocrates qui aveuglent et font oublier, qui neutralisent le changement dans un langage cosmétique et propret, "la parole neutre et désincarnée de la bureaucratie urbaine (qui) renomme et classifie, efface l'aura trouble et l'image négative de la décharge en un geste langagier qui signe la disparition de ce tas immense, monstrueux, où pullulent les organismes vivants de toutes sortes et tous types". Nous serions déjà morts écrit Lucie Taïeb, privés "de toute énergie vitale", à l'image de cette langue professionnelle de la résignation et de l'aveuglement qui trouve dans les injonctions culpabilisantes le moteur de son discours sous-tendu par la logique de rentabilité. Car recycler doit profiter à tous, d'une manière ou d'une autre. Au cadre de vie et au porte-monnaie. Freshkills, une farce ou une chance ?
Comment recycler la Terre, se débarrasser des déchets ? Par la reconversion d'une immense décharge à ciel ouvert située à Staten Island, Freshkills, l'une des plus grandes au monde pendant la seconde moitié du 20e siècle. C'est le lieu où furent stockés les débris du 11 septembre, une montagne de résidus transformée en parc verdoyant, vanté auprès des usagers par des images de synthèse et des sourires hollywoodiens qui ne trompent pas l'autrice. Au fond les déchets nous parlent de la mort, de ce qui se transforme et meurt, de la pollution incertaine et invisible elle aussi, des individus rejetés aux marges de la ville. Cet essai éco-poétique d'un grand intérêt trace la frontière entre l'offre cosmétique de nos vies paysagères plus vraies que nature et les modalités du rejet et de l'exclusion, autant physiques que symboliques. Pour le dire autrement, on a tous été marqués par ces clochards en train de fouiller dans les poubelles ou trimballant des sacs noirs bourrés d'objets en tous genres. Image choquante et donc symboliquement parfaite pour dire la schizophrénie de nos vies perdues quelque part entre le centre aseptisé et la périphérie dévastée.
Cette colère, pourtant, n'est pas seulement épidermique. Elle naît d'une conviction : c'est parce que nous sommes inoffensifs que nous sommes dangereux.
Lucie Taïeb tente de dessiner une conscience de la perte pour imaginer un autre rapport au monde, par le langage, des intermèdes poétiques et des réflexions toujours fines, jamais dans le jugement ou l'opinion partisane. Raisons pour lesquelles je lis peu ces essais ou récit-docu sur l'écologie. Ils me déçoivent très souvent. Avec Lucie Taïeb, on en est loin car l'écrivaine a un autre combat, celui des mots et de leur capacité à saisir tous les possibles en train de se jouer ou à venir. Le langage lui-même doit lui se (?)/ être recyclé pour avoir quelque chose à dire de neuf. Car écrire c'est bien sûr réfléchir, faire miroiter le réel et nos spéculations quitte à nous planter. Evoquer la question des déchets, c'est s'interroger sur nos modes de consommation, proposer une autre façon de voir mais laquelle ? D'une façon ou d'une autre, traiter de l'écologie c'est l'affronter sur le mode de l'impasse, "assumer la disparition" mais ensuite ? Le langage crée des séparations, dessine des frontières et conditionne nos manières de voir le monde. Identifier et nommer les marges, les réceptacles de vitalité, c'est pour Lucie Taïeb, me semble-t-il, le moyen d'une façon ou d'une autre de dégager des marges de manoeuvre pour la pensée, une autre pensée pas dupe de ses contradictions, impensés et limites (et si l'optimisme béat américain devait triompher de notre pessimisme idéaliste occidental ?). L'écologie est une question d'économie, de justice socio-spatiale et philosophique en parlant de notre rapport à la disparition et à la mort, aux ressorts de l'invisibilisation des paysages et des individus. Les politiques urbaines du renouveau sont peut-être avant tout des opérations d'effacement des lieux et de la mémoire.
Il y aurait les centres-villes, propres, rutilants même. Et il y aurait, aux marges, les décharges. Hétérotopies, à l'instar du cimetière, lieux d'une vacance, destinés à rien sinon à la relégation de ce qu'on ne veut pas voir ni prendre en considération.
Un essai sur les traces et notre "proximité au rebut", modelées par des formes d'ignorance et d'aveuglement. Quelle présence matérielle et mémorielle allons-nous léguer quand on décide de créer un parc à promeneurs sur une ancienne décharge ? D'une certaine façon, il faudrait se réapproprier le vide, la sueur et la saleté dans nos villes propres et lisses, qu'elles nous rappellent leurs odeurs pour nous ramener à la vie. Un moyen de nous la rappeler, ce serait la littérature et les voix qu'elle insinue dans nos esprits, le seul espace où il est peut-être encore possible de réinventer et fantasmer quelque chose avec du relief, loin des discours pragmatiques et technicistes qui prônent l'efficacité, la sécurité et le risque zéro.
Avec ce livre extrêmement intéressant qui croise les approches, Lucie Taïeb parvient à nous réconcilier avec l'écologie par la littérature et les mots en faisant entendre sa voix d'autrice attentive au changement, nous tendant le miroir de l'obsolescence pour voir la réalité de nos vies : "rien ne dure". Mais nous sommes encore vivants... Alors visitons les marges et les zones troubles et prétendons à la vérité.
Freshkills, Lucie Taïeb, La Contre Allée géographique, octobre 2020, 160p., 15€
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