À la faveur de la sortie en poche, je me suis lancé dans la lecture du Consentement, un témoignage de V. sur sa relation avec un ancien écrivain connu du tout Paris littéraire. Avant ce livre, je ne le connaissais même pas et n'en avais jamais entendu parler. Alors précisons-le tout de suite, ce n'est pas un roman mais bien un document, un récit-témoignage sur la mécanique mortifère qui pousse un quinquagénaire-écrivain-artiste-connu à séduire de très jeunes filles, et même à les utiliser comme matériau romanesque pour ses propres livres. La question du consentement entre une fille de treize ans et un homme de cinquante ans est ensuite scrutée à la loupe par l'auteure, à la fois objet et spectatrice de son propre livre parfois. Mais surtout pour Vanessa Springora l'occasion de redevenir le sujet, de se réapproprier sa propre histoire, somme des récits volés et trahis par son agresseur mielleux. Une façon de reprendre le contrôle de ce qu'elle ne pouvait pas tout à fait comprendre, d'inverser le rapport de force. Même si du haut de ses quatorze ans, la collégienne sentait comme une gêne, un truc pas normal.
Un livre qui, soyons francs, n'a pas grand intérêt littéraire même si l'écriture est fluide, précise et pas désagréable. Mais c'est un témoignage, pas de la fiction, ni un roman, sachez-le. Ce Matzneff écrivait à une époque où il pouvait se vanter de séduire des minettes sans être inquiété par la justice ou la police. Juste un ton poli, quelques questions pour la forme et même des ricanements sur les plateaux télé. Le défilé de filles en pleurs devant la garçonnière, des signatures en librairie comme des mensonges ou l'art de la manipulation. Grand séducteur de collégiennes, grand prédateur, pédophile ou et "éphébophile" comme le nomme sa "proie". Bon, Émil Cioran, l'écrivain roumain apparemment grand pote du Matzneff, s'est planté sur toute la ligne (je vous laisse découvrir la scène, sidérante).
À quatorze ans, on n'est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, on n'est pas supposée vivre à l'hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l'heure du goûter. De tout cela j'ai conscience, malgré mes quatorze ans, je ne suis pas complètement dénuée de sens commun. De cette anormalité, j'ai fait en quelque sorte ma nouvelle identité.
Saluons d'abord le courage de l'auteure. Mettre par écrit un abandon (de père et de famille) puis une adolescence bafouée, l'innocence sacrifiée et les phases dépressives, relevait de l'épreuve de force. Ils sont rares ces témoignages d'une parole libérée, qui met à nu tout ce dont une femme violée (sans violences ?) finit par avoir honte. Ensuite j'ai aimé le ton de ce livre. Vanessa Springora, dans le drame à retardement qui se joue, ne se pose pas en martyr des événements et n'élude pas sa propre responsabilité tout en pointant celles, nombreuses, de son agresseur. Son projet, me semble-t-il, est moins de se poser en victime (même si elle l'est et qu'elle apparaît comme telle) que de creuser l'ambivalence, l'ambiguïté de cette relation qu'elle sent peu normale. Elle en explique clairement le contexte déséquilibré, les personnalités faites pour s'attirer, exister dans la fascination réciproque de l'adolescence, de la célébrité. La collégienne est hypnotisée par cet homme connu, qui lui accorde toute son attention et son "amour" alors que le terrain est déjà fragile. Le témoignage n'en a que plus de force et on est rapidement sidéré par ce climat des années 70-80 où, pendant qu'un type fait l'éloge des corps adolescents et de l'initiation sexuelle dans ces livres — certains crient même au génie — une fille à peine pubère est détruite à petits feux. Et tout le petit milieu intellectuel qui s'érige en héraut d'une totale libéralisation des désirs, une vraie République des moeurs. Vanessa Springora explique que son histoire lui échappe, qu'elle lit des choses qu'elle n'a pas vécues, se retrouve en photo sur le net ou dans les livres de son agresseur dans des versions pour le moins édulcorées, qui tordent la réalité à l'avantage du manipulateur (machiavélique nous dit Vanessa Springora, redoutablement intelligent). Elle ne le supporte pas alors, à défaut de procès, elle rétablit dans ce livre sa propre version des faits pour redonner corps et âme à cet être de papier, une fiction, personnage d'une vie qui a commencé trop tôt ou alors terminée avant même d'avoir commencé. Dans une veine à peine revancharde, mais toujours douce et apaisée. La colère est calme ici. Si, dans le genre du témoignage, ce bouquin est réussi, c'est qu'il suscite les bonnes questions, sans recours à un vulgaire effet lacrymal, sur un sujet qu'on a trop vite fait de moraliser et de ramener aux catégories binaires du bien et du mal. La police et la justice sont là pour juger (ou pas d'ailleurs). Et Vanessa Springora choisit le bon angle pour parler de son expérience destructrice et de sa rédemption. Et on comprend finalement l'autre projet : se réapproprier son histoire par les mots qui répondent aux mots, se reconstruire, tourner la page et se faire du bien dans l'écriture. Un véritable projet cathartique dont on comprend toute la portée.
À l'inverse, quand personne ne s'étonne de ma situation, j'ai tout de même l'intuition que le monde autour de moi ne tourne pas rond. Et quand, plus tard, des thérapeutes en tout genre s'échineront à m'expliquer que j'ai été victime d'un prédateur sexuel, là aussi, il me semblera que ce n'est pas non plus la "voie du milieu". Que ce n'est pas tout à fait juste. Je n'en ai pas encore fini avec l'ambivalence.
À cet égard, Le Consentement, qui éclaire la question des violences sexuelles envers les mineurs est un livre salutaire, sorte de livre-déclencheur pour une libération de la parole des victimes, et leur écoute. Touchant, forcément, et utile.
Le Consentement, Vanessa Springora, Le Livre de Poche, janvier 2021, 211 p., 7,40€
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